3 - Lucy

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Nouvelle rentrée, nouveaux maux. En un an, ma vie a changé du tout au tout. Jamais, je n'aurais cru qu'un inconnu aurait pu me retirer autant de choses en seulement douze mois. Pourtant, c'est ce qu’a fait cet homme qui m'attend de pied ferme devant la porte. Il a brisé mon insouciance, tout ce qui me liait à mon ancien meilleur ami et mon fort caractère. Aujourd'hui, je ne suis plus que l'ombre de moi-même, une carapace sans âme, pliée à ses moindres volontés.

J'ai tenté les premiers jours de me rebeller et de fuir, avant de comprendre que tout ça ne servait à rien. Je ne serais jamais plus forte que lui. Alors j'ai fini par accepter mon sort en priant de rester en vie jusqu’à ce que je termine le lycée. Dans moins de onze mois, je pourrais partir pour l’université, très loin de cette ville. New York me brancherait bien. J’espère juste pouvoir mener de front l'enfer que je vis au quotidien, mon travail dans le bar le plus glauque de la ville et mes études.

— Si jamais, tu n'es pas là à quinze heures, je viens moi-même te récupérer et je te promets que tu t'en souviendras toute ta vie, me menace l’être abject qui m'ouvre la porte.

— Je serai là, lui promets-je en baissant les yeux.

J’avance vers la sortie, le corps tendu, terrorisée à l’idée qu'il puisse me toucher. J’essaie au maximum de l’éviter quand je passe à côté de lui, mais c'est peine perdue. Il me saisit par le bras et m'attire contre son torse, avant de glisser sa main dans le creux de mes reins. Mon estomac se révulse au moment où je sens son érection contre mon bas-ventre. Je hais cet homme de toutes mes forces ! J'ai envie de hurler, mais je me tais, car je sais que personne ne me viendra en aide. Tout est de ma faute, ma mère me l'a si souvent répété que j'ai fini par le croire. Je dois cesser d’être une allumeuse et il me foutra la paix, voilà ce qu'elle me dit sans arrêt. Pourtant, je n’ai jamais demandé à ce qu'il s’intéresse à moi, ni même à ce qu'il m'impose ce style vestimentaire pour lui plaire.

Non, je n'ai jamais voulu de tout ça ! Je voulais juste continuer ma vie d'avant, celle où je m'habillais comme une fille de mon âge et non comme une pute, où je me maquillais avec soin et non à outrance. Je désire seulement m'amuser et profiter de la vie comme tous les autres de mon âge.

Quand je referme la porte, des larmes de rage et de dégoût perlent le long de mes joues. Je les chasse aussitôt du revers de la main, avant que le bus scolaire arrive.

Lorsqu'il s’arrête devant moi, j'inspire un grand coup et y monte. Sur mon passage, certains élèves se mettent à chuchoter à l'oreille de leur voisin tandis que d'autres me reluquent comme un vulgaire morceau de viande. Dès que je tente de m’asseoir à une place libre, ils y posent leurs sacs, pour me laisser comprendre que je ne suis pas la bienvenue. Le chauffeur est obligé d'intervenir pour que je puisse m'installer quelque part. Une élève que je ne connais pas, sûrement une nouvelle, me libère la place à côté d'elle. D'un signe de tête, je la remercie.

Tout le long du trajet, je ferme les yeux pour ne pas avoir à supporter les regards des autres et bouche mes oreilles pour ne plus les entendre ricaner dans mon dos. Toute cette haine à mon encontre m'insupporte. Là aussi tout a changé. Avant personne n’aurait osé s'en prendre à moi, j'avais une bande d'amis prêts à me défendre. Aujourd'hui, il ne me reste que Kim et Debbie, les seules qui ne m'ont pas lâchée.

En l'espace de douze mois, je suis devenue une Cendrillon des temps modernes, mais contrairement à elle, mon prince charmant ne viendra jamais. Le mien m'a tourné le dos l'an dernier. Mon cœur se serre lourdement en pensant à Logan, qui m'a lâchement abandonnée, sans un mot, juste un regard lourd de sens, le jour de la rentrée. Penser à lui me fait terriblement mal, c'est comme subir une opération sans anesthésie.

Une quinzaine de minutes après que j'y sois montée, le bus s’arrête sur le parking de l’établissement. En apercevant mes deux meilleures amies, un rayon de soleil vient réchauffer mon âme et je me mets à sourire, comme elles.

J'ai à peine posé le pied sur le sol que Deb se jette dans mes bras et manque de justesse de me renverser. Heureuses de nous retrouver, nous sautillons comme des gosses de maternelle, bloquant la descente à ceux qui me suivent.

— Eh, la pute, tu ne peux pas dégager ton cul de là ! siffle une élève dans mon dos.

Des rires fusent de tous les côtés, comme si elle venait de sortir la meilleure blague du monde.

Un coup de poignard dans mon cœur, voilà ce que ces propos provoquent en moi. Ces mots me blessent plus que personne ne peut l’imaginer. J'ai envie de hurler que je ne suis pas celle qu'ils croient, que je refuse de porter ce genre de vêtement, que je suis encore vierge, mais que je suis forcée de venir avec cette jupe ignoble et ce haut qui recouvre à peine ma poitrine, si je veux pouvoir m’instruire et partir comme eux à l’université. Au lieu de me rebeller, je ferme juste les yeux. De toute façon, un esclandre ne les ferait que rire davantage.

— Ta gueule, Mandy ! Je te jure que si tu redis ça, je t’explose ! la menace Debbie.

Mandy, une grande blonde, nouvelle capitaine des cheerleaders, me sort par les yeux depuis que nous sommes entrées au lycée. Je n'ai jamais pu sentir cette fille et la réciproque est vraie. À mon avis, elle est bien heureuse depuis que je suis devenue la paria du bahut.

— Ben, dégagez, si tu ne veux pas qu'on emmerde ta copine, bande de lesbiennes !

Sous le coup de la colère, le visage de Deb devient écarlate. Avant qu'elle lui saute à la gorge, je lui prends la main et l’entraîne un peu plus loin.

— Quelle langue de vipère cette fille ! s'exclame Kim en nous rejoignant.

— De toute façon, il vaut mieux laisser tomber, elle ne vaut pas mieux que tous les sportifs du lycée, lance Debbie.

Ma meilleure amie sait ce que je vis chez moi. Elle l'a découvert fortuitement l'an dernier, après m'avoir trouvée en larmes dans les toilettes. Face à sa ténacité, j'ai dû lui dévoiler une partie de mon calvaire, mais je lui ai juste dit le minimum. Pas une seule fois, je ne lui ai avoué que cet homme avait des gestes déplacés avec moi. Depuis, elle essaie de me protéger tant bien que mal de ce que je subis ici.

— Bon, alors votre été ? lance Kim, pour changer de sujet. Moi, j'ai passé les plus belles vacances de toute ma vie. Eduardo est un amour.

— Qui est Eduardo ? s'enquiert aussitôt Debbie.

Ma meilleure amie s'est toujours montrée curieuse. Ce n'est, d'ailleurs, pas pour rien qu'elle a rejoint le journal depuis notre entrée au lycée. Souvent, pour la taquiner, je lui fais savoir que ce défaut finira par la perdre.

Kim nous explique que c'est un mec qu'elle a rencontré à L .A., en vacances chez sa grand-mère. Elle a fait sa connaissance, à peine quelques jours après son arrivée et dès lors, ils ne se sont plus quittés.

— Et vous savez quoi ? J'ai trop de la chance, parce qu'il est étudiant à Albuquerque ! s'enthousiasme-t-elle avec un air rêveur.

— Ouais, c'est clair. Tu en as de la chance. Nous, on est parti trois semaines à Hawaii, j'ai rencontré un vrai connard. Crois-moi que je n'ai pas mis longtemps à le virer de ma vie… euh…en fait, c'est plutôt, Logan qui l'a dégagé à coup de poings, mais c'est la même chose.

J’écoute mes amies, en restant en retrait. Pour ma part, je n'ai rien de passionnant à raconter. Seul le héros de mon livre favori m'a fait rêver, durant mon peu de temps libre. Si seulement une telle histoire pouvait m'arriver, je verrais peut-être un peu plus de beauté dans ce foutu monde. La réalité ne ressemble, malheureusement, en rien à la fiction.

— Et toi ? me questionne Kim.

Je la regarde, abasourdie, en me demandant un instant si elle vient bien de me poser une telle question.

— J’ai juste lu et bossé tout l’été dans un bar.

— Pas de mec ?

— Tu rigoles ?

— Ben quoi, tu aurais pu trouver quelqu'un quand tu bossais, intervient Debbie.

Ça se voit qu'elle n'a jamais mis les pieds dans ce genre d’établissement, sinon elle ne m'aurait jamais tenu de tel propos. Les hommes qui y entrent sont pour la plupart des bikers, bien plus âgés que moi et qui ne rêvent que d’une seule chose, profiter des serveuses pendant leur travail, voire en dehors.

Je secoue la tête pour lui indiquer que ce n'est pas le cas.

— T’inquiète, je suis sûre que tu vas trouver chaussure à ton pied, tente de me rassurer Kim. J'ai aperçu quelques nouveaux et ils sont pas mal du tout.

— Mouais, réponds-je, dubitative. De toute façon, qui voudrait tenter de vivre une histoire avec une prostituée ?

— Pardon ? s’étrangle Debbie.

— Tu as très bien compris. Qui voudrait d'une pute ?

Des éclairs traversent ses prunelles. L'orage qui gronde en elle ne va pas tarder à éclater. Elle me regarde plusieurs secondes, en secouant la tête, désespérée de m'entendre dire de telles absurdités. Pourtant aux yeux des autres, c'est ce que je suis devenue. Pas un seul mec ici ne pense à moi, de manière romantique. La façon dont ils me regardent ne laissent aucun doute sur leurs intentions, ils rêvent juste de me foutre dans leur lit, sans penser un seul instant que j’ai également un cœur.

— Ne redis jamais ça, Lucy ! tonne ma meilleure amie.

Je hausse juste les épaules, avant de porter mon regard au loin, pour éviter d’affronter plus sa colère.

Mes yeux se posent alors sur Logan et sa clique. Leurs discussions semblent des plus joviale, puisqu'ils ne cessent de rire et de chahuter comme des gosses. Eux aussi semblent heureux de se retrouver après ces vacances, même si je suis persuadée qu'ils se sont vus plusieurs fois au cours de l’été. Mon cœur se serre douloureusement, alors que je dévisage ce grand brun aux yeux aussi bleus et profond que l’océan.

Avant l’arrivée de Charlie, c'est avec moi qu'il s'amusait et riait. Je donnerais tout pour revenir en arrière et fuir avec lui le soir où il m'a ramené à la maison. Son absence dans ma vie me pèse horriblement. Quand je pense à notre dernière journée ensemble, l'air se raréfie et je peine à respirer. Il me manque cruellement. Enfin, celui qu'il était avant me manque, car aujourd'hui c'est un tout autre mec qui se trouve devant moi.

Au moment où il remarque mes yeux posés sur lui, il affiche un rictus mesquin sur ses lèvres, avant de se pencher vers son meilleur pote. Il lui glisse quelques mots à l'oreille, sans me quitter une seule seconde du regard, avant que tous deux me lancent un sourire diabolique. Leurs mauvaises intentions sont écrites en gros sur leurs fronts. Tout comme Charlie, ils veulent me faire intégrer la signification du mot « enfer ».

Alors que je les vois se diriger vers nous, je tente de m’intéresser à la conversation de Kim et Deb. En vain. Logan a toujours eu le don de me perturber. Quand je relève la tête, pour voir où il se trouve, je le découvre juste à quelques pas derrière sa sœur. Lui et Chris, hilares, m'adressent des gestes obscènes qui me font rougir de honte. Si j'avais une bonne fée, je lui demanderais de me rendre invisible pour ne pas avoir à supporter leurs regards remplis de dégoût. Face à leur attitude des plus humiliantes, mes yeux me brûlent. Sur le point de fondre en larmes devant mes deux amies, je me mords la joue pour tenter de me reprendre.

— Ça va ? me demande Debbie, les sourcils froncés, visiblement inquiète.

Mon malaise semble ne pas lui avoir échapper. À croire qu'elle ne me quitte jamais des yeux, même quand je ne prête plus attention à elle.

Un sanglot obstrue ma trachée et m’empêche de répondre. Je n'ai qu'une envie fuir en courant, me réfugier là où personne ne me trouvera. Au moins, si je disparais, plus personne ne me blessera.

— C’est ton frère, lui dit Kim en le désignant d'un mouvement de tête.

Debbie se tourne vers lui et l'assassine du regard.

— Logan ! s'emporte-t-elle, furieuse.

Il se retourne vers elle et hausse les épaules, comme s'il ne se sentait pas coupable de la situation.

— On a juste fait comprendre à ta pote qu’elle est trop bonne, se marre Chris, comme un con.

Je n'en peux plus, toute cette méchanceté gratuite me tue. Qu'ai-je fait de mal ? Pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille ? Ne comprennent-ils pas que j’en ai plus qu'assez ? Je ne suis pas une vulgaire poupée avec laquelle ils peuvent s'amuser comme bon leur semble. J'ai mal. Mal à en crever. Je voudrais que cette souffrance, dans laquelle mon âme se trouve emprisonnée, cesse.

— Je vais le tuer ! s’époumone Debbie.

Je ferme les paupières pour encaisser ce nouveau coup, qui s'ajoute à la longue liste des précédents. Tôt ou tard, je ne pourrais plus me relever. Pour l'instant, le peu de force qui me reste me permet de me maintenir à flots et d’empêcher Debbie d'aller en découdre avec son aîné.

— Laisse tomber, la supplié-je.

— Lucy, mon connard de frère et ses putains de potes n’ont pas le droit de t'humilier.

— S’il te plaît, j'ai bien assez de problèmes. Je n'ai pas envie d'en avoir plus en en créant entre ton frangin et toi.

Un léger rictus de compassion étire ses lèvres, avant qu'elle n'abdique.

— Ok, pour cette fois, mais s'ils recommencent, je te jure que je vais aller leur dire ma façon de penser, peste-t-elle.

Je regarde Logan s’éloigner de notre groupe, la tête haute, comme si ce qu'il venait de faire n'avait pas la moindre importance pour lui. Comment peut-on mettre une personne, pour laquelle on avait des sentiments, plus bas que terre sans rien ressentir ? Il était mon meilleur ami et même plus. Je me souviens mot pour mot des paroles qu'il avait prononcé ce soir-là dans sa voiture.

— Je ne savais pas qu'on pouvait tomber amoureux de sa meilleure amie.

Où est passé ton cœur, Logan Alexander Baldwin ?

Une larme roule sur ma joue, sans que je puisse la retenir. Compatissantes. Kim pose sa main sur mon épaule tandis que Deb me prend dans ses bras.

— On est là, me rassure ma meilleure amie.

Je sais et je les en remercie du fond du cœur, sans elle, ma vie serait trop insupportable pour que je ne tente pas d'y mettre un terme

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