2. Noeud
Unité de mesure de vitesse.
Le mois de mai est idéal pour les expulsions locatives. Pas de givre qui congèle les membres ou de coup de chaud qui file des cancers, la météo se prépare à l'été. Son sac sur les épaules, Charlie profite du soleil sur sa peau, de la brise salée dans ses dreadlocks. Qui aurait cru que le Nord accueillerait deux ans de sa vie ? Pas elle. Occupée à panser les blessures occasionnées par une autre amitié brisée, elle a laissé Jérémy s'ancrer dans sa vie jusqu'à ce qu'il en devienne un des piliers. Pourtant elle savait. Elle savait que son ex-coloc avait de la dynamite chevillée au corps et que leur duo se terminerait dans les flammes. Seule la date du final explosif lui était inconnue. Enfin, plus maintenant.
Abandonnées à l'appartement par leur propriétaire, ses affaires doivent vivre une drôle de rupture. Elles ne resteront pas longtemps dans l'angoisse de choisir un camp. Ses parents, empressés de retrouver un moyen de pression sur leur progéniture, viendront les récupérer. Jérémy a trop peu d'instinct pour tout jeter. Et si, par miracle, il hésitait à le faire, un virement sur son compte acheverait de le convaincre. L'argent est une drogue que l'on a légalisé.
Ne restera plus qu'à Charlie de persuader une de ses tantes de lui refiler son bazar quand elle aura déniché un nouveau toit. Car elle en dégotera un, rien n'a jamais été aussi sûr. La question du délai, quant à elle, reste en suspens.
Ses baskets contre les pavés battent la mesure d'une mélodie façonnée par le bâton de sucette entre ses dents. Ce sera la dernière composition artistique qu'elle offrira à la ville d'Orchelle. Un adieu plus modeste qu'un incendie à base de cookies ; il ne faudrait pas que le grandiose devienne lassant.
Les longues files de maisons décrépies aux cheminées d'avant guerre s'ouvrent sur la gare. Le rectangle de murs de briques rouges règne sur quelques arbres plantés dans un cercle de macadam où quelques personnes se faufilent entre les jeunes gens aux bras chargés de prospectus colorés. Parce qu'elle a déjà exercé le même type de job ingrat, Charlie accepte le flyer et le glisse dans la poche de son pantalon cargo. Elle le jetera plus tard, loin des yeux des employés.
Sous les paneaux d'information, elle regarde défiler une myriade de destinations. Où aller à présent ? Un train d'une heure la conduirait chez ses parents, tous les autres vers une liberté grisante. Le choix est fait avant que la question ne s'installe dans son esprit. Elle traversera le pays jusqu'au sud, à l'aventure. La chaleur, les balades à vélo dans les montagnes et la fraîcheur de l'océan, l'abreuveront d'assez de force pour affronter les sites de recherches d'emploi ou la rédaction de la pire chose au monde : la lettre de motivation. Si ses études de finance ne lui donnaient pas envie de se précipiter sous un bus, peut-être qu'elle se serait découverte virtuose de la plume. Elle n'a pas touché à cette horreur de lettre depuis la fin de son CDD au Crédit des Pôles. Un an et demi à déconseiller aux clients d'investir, un an et demi à observer ses collègues se gargariser dans l'argent des autres, un an et demi pour comprendre que ce qui l'a toujours fait vibrer, c'est le crayonnage sur ses cahiers. Oui, elle capte vite l'évidence.
S'arracher un rein aurait été moins douloureux que de voir des semaines d'économies partir dans un quadrilatère cartonné. Quatre-vingt pourcent de sa richesse tient maintenant entre ses doigts. Elle monte dans le train avec la sensation d'avoir perdu la moitié de son poids.
Sa place est à la fenêtre d'un carré de sièges. Elle se cogne le genou à la table en s'y glissant. Ses grandes jambes devront partager l'espace réduit avec le voyageur d'en face. Celui-ci ne tarde pas à arriver. Il s'agit d'une jeune femme aux cheveux tirés dans une longue tresse bonde qui semble étouffer dans son col roulé. Ses doigts vernis se cramponnent à son sac de voyage comme si sa vie en dépendait. Charlie se redresse pour la laisser s'installer. Son pied frôle le sien, l'inconnue sursaute et croise son regard. Une biche prise dans les phares d'une voiture. Elle baisse la tête, ajuste ses lunettes rondes, se fixe à la fenêtre, cherchant des yeux quelque chose ou quelqu'un.
L'arrivée des deux personnes aux coins du carré interrompt l'inspection de Charlie. Son voisin lui hausse un sourcil hautain dans sa direction. Il ne doit pas apprécier son piercing à l'arcade. Ou la couleur de sa peau. Ou le fait qu'elle soit une fille. Ou le fait qu'elle soit simplement là. Elle lui adresse un sourire et l'invite, bien fort, à prendre place près d'elle. Il en faut peu pour attiser la haine d'un type dont les privilèges se lisent sur ses dents blanches, sur la veste de costume qu'il lisse dans son embarras et sur sa pochette de téléphone duquel dépasse trois cartes bancaires. Il ne raffole pas de la lumière des projecteurs, la pression du public l'oblige à faire montre d'un peu plus de sympathie à l'égard de Charlie. Il la remercie d'un hochement de tête, sec. S'il avait pu lui cracher dessus, il l'aurait fait.
Ces six heures de train seront longues. Mais elles ne seront pas entachées d'un combat pour l'accoudoir du milieu ou d'une intrusion inoppinée dans son espace vital.
Le train tremble lors du départ. Les rails s'étendent, la gare s'éloigne. Avec elle, la ville d'Orchelle et le Nord que Charlie aurait voulu quitter dans d'autres circonstances. Elle y reviendrait. Après l'océan, après la chaleur, après l'exposition de Da Silva prévue dans la région. Une dernière fantaisie avant de revenir à la réalité. À ses parents, convaincus qu'une carrière artistique en plus d'être perdue d'avance, n'est qu'un caprice adolescent. Elle chasse ces pensées. Ruminer ce sujet ne dotera pas ses géniteurs d'une empathie ou d'une ouverture d'esprit que le cafard qu'est leur vie tient résolument clos. Ses chaînes seront là à son retour, y réfléchir ne les rendra pas moins réelles.
Le paysage défile derrière la vitre, elle se perd dans le passé avec Jérem. Leurs soirées jeux vidéos, leurs discussions interminables sur les films à l'affiche, leurs tentatives d'apprendre des origamis… Même ces longs moments à le réconforter parce que son abruti d'ex l'avait encore lâché lui reviennent en tête.
Peu de chances que Jérem accepte de discuter après la claque qu'elle lui a mise. Ils ne lui reparlent jamais après la Faute. Celle qui dynamite les fondements de leur relation. Celle que Charlie commet, inévitablement. Ses amitiés commencent toujours en fanfare. Des rires, des blagues. Puis des confidences, de l'honnêteté. Et, quelque part au milieu de ces beaux sentiments, Charlie déraille. Elle casse, elle déchire. Elle merde. Ils repartent alors, emportant avec eux une partie de son temps, de son affection et de ses souvenirs. Jérem n'est qu'un échec parmi tant d'autres. Une pièce avalée par une machine impitoyable.
Le train ralentit quelques fois. Parfois jusqu'à s'arrêter, sans ouvrir les portes. Charlie ne voit qu'une occasion d'observer les vaches au loin. Que pensent-elles de ce ver de terre géant dont elles ne voient habituellement qu'une ombre ? Se doutent-elles qu'il transporte des humains aux pensées aussi complexes qu'insignifiantes ? Peut-être s'attachent-elles juste à regarder Jaqueline d'un œil plein de mouches parce qu'elle a mangé toute l'herbe moelleuse sans leur en laisser.
Au bout d'une heure de trajet, balisée par des ralentissements et des pauses inexpliquées, Charlie sort son carnet, sa palette d'aquarelle et son pinceau réservoir. Dessiner affranchit l'artiste du battement régulier de la trotteuse, lui accorde de contempler plus près les détails qui échappent à l'œil nu. Comme cette larme qui coule sur la joue de sa voisine d'en face.
Voir les gens pleurer la fascine. Charlie n'a jamais réussi. Ce n'est pas faute d'en avoir eu envie. Mais ses canaux lacrymaux sont en grève. Elle voudrait les voler à l'inconnue pour savoir ce que cela fait. De sentir l'eau sur son visage. De sentir le désespoir tordre ses boyaux ou les reniflements serrer sa gorge. Peut-être qu'un jour, toutes ces cascades de larmes manquées rempliront le trou qu'elle a au milieu de la poitrine.
Les poils de son pinceau caressent le bleu, luisent de l'eau qui glisse sur eux. Le papier essuie les traits, absorbe la couleur, embrasse la construction d'entrelacs aux teintes éclatantes. Rien de très extravagant, juste un escargot enchanté de commencer sa première leçon de snowboard. Sans hésiter, elle pousse le carnet, accompagné du pinceau, vers sa voisine.
Son regard mouillé se pare d'un éclat de surprise. Puis un sourire timide ourle ses lèvres. Elle se saisit du pinceau, cherche un peu de pigment sur la palette posée sur la table. Le carnet revient à Charlie. Une glace à la fraise attend le jeune snowbordeur – à moins que ce ne soit le gouffe menant aux Enfers. Avec quelques lignes agiles, Charlie donne au mollusque un parcours d'obstacles épiques à traverser avant de pouvoir rejoindre son dessert. L'inconnue pouffe discrètement, les traces sur ses joues se sont assèchées.
Ainsi, le carnet passe entre elles. Au même rythme de leur échange, le train réalise des arrêts impromptus en pleine nature. Charlie n'y fait plus attention; un écouteur s'est faufilé entre les pages bariolées. Sa co-auteure a décidé qu'un peu de musique bercera l'histoire du pauvre Edmond, escargot devenu nautile et secrètement amoureux de Daniel, le calmar.
Meuxcourt, le premier arrêt officiel de leur trajet apparaît derrière la vitre. Charlie n'est pas une spécialiste des voix ferrées. Elle a pourtant l'intuition que leur train aurait dû être au sud de la capitale à cette heure-ci, pas perdu dans une gare de campagne. Quelques passagers partagent son étonnement, certains lâchent des ronchonements agacés. La voix du commandant de bord met fin à tout grognement plus appuyé.
— Mesdames et Messieurs. Nous sommes au regret de vous annoncer que ce train a été supprimé. Veuillez descendre de son bord.
Il semblerait que l'aventure ait un train d'avance sur ceux qui la cherchent.
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