3. Brûlot

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Vieux navire chargé d'explosifs.

Face à une horde de clients mécontents, la compagnie de transport n'a pas tardé à réagir. En plus du remboursement intégral de leur billet de train, leur aimable clientèle s'est vu offrir une nuit d'hôtel tous frais payés dans le charmant village de Meuxcourt. Un geste commercial pour les uns, une juste compensation pour d'autres mais aux yeux de Charlie, c'est l'équivalent d'une déclaration d'amour.

Dreadlocks au vent, son sac à dos brinquebalant sur ses épaules, elle se presse avec enthousiasme jusqu'à sa nouvelle maison. Dans un bâtiment plus gris que le ciel, le réceptionniste fatigué lui donne ses clés, l'autorisation de se servir dans le mini-bar et de commander du room service. Elle marque un temps d'arrêt. En plus d'une nuit offerte, elle bénéficierait d'un repas chaud ? Gratuit ? L'employé confirme d'un soupir. Charlie ne retient pas l'énorme sourire qui lui chatouille les lèvres. Un peu de luxe n'a jamais fait de mal à personne.

Sa chambre lui semble immense. Un lit deux places, une douche spacieuse, un petit bureau, des toilettes personnelles… Pour une première fois à l'hôtel, c'est presque de trop. Mais demander à l'agent d'accueil d'attribuer cette suite à un couple quand elle se sait la foule de voyageurs qu'il doit enregistrer serait le pousser du haut d'une falaise. Enfin, peut-être qu'il s'en jetterait sans qu'elle l'y aide. Il n'y avait plus d'éclat dans son regard.

Charlie l'a déjà sentie vaciller en elle, cette lumière. Celle qui grandit dans les moments de liesse, celle qui faiblit à mesure que les jours passent, se ressemblent, s'assemblent. Celle qui finit par s'éteindre quand vivre revient à manger du gravier.

Par chance, son dîner n'a pas ce goût-là. La soupe à la tomate roule sur la langue, le pain du sandwich craque sous la dent, le chocolat du muffin câline ses papilles gustatives. Elle contemple l'idée d'engloutir les deux madeleines qu'elle a commandées avec gourmandise mais son estomac lui crie de le laisser tranquille. Aussi s'écroule-t-elle sur le lit, le ventre gonflé de nourriture. Il y a longtemps qu'elle ne s'était pas autant gavée. Elle ne roule pas sur l'or, un repas par jour lui suffit amplement. Mais, fervent adepte des préceptes de nutrition, Jérémy avait perdu patience et cuisinait pour eux-deux, le soir, même quand elle lui assurait qu'elle n'avait pas faim. Influençable, incapable de s'imposer face à son ex, Jérem a pléthore de défauts. Sa générosité appartient aux mille et unes qualités que Charlie n'arrive pas à bannir de son crâne. Si elle avait eu des usines à larmes fonctionnelles, elle aurait utilisé ces gouttes d'eau pour flouter le visage de son ex-meilleur ami. Elle les aurait bouillies pour embuer leur souvenirs ensemble, elle les aurait gelées en fragments de glace pour lacérer l'espoir de trouver une amitié aussi longue que la leur. Au lieu de cela, elle se saisit de son téléphone, enlève le mode avion et regarde les notifications pousser son portable à la crise d'épilesie. Dix-huit appels manqués, douze messages ; Jerem. Deux appels manqués de son père, un de sa mère. Trois messages de sa tante.

Plus tard.

Elle clique sur Galart. Le réseau social dévoile toutes les créations artistiques qu'elle a loupées. Des dessins numériques, crayonnés, des tableaux acryliques, à l'huile, à la gouache, des courts-métrages, des vidéos promotionnelles, de l'animation en 2D, 3D… Ses collègues n'ont pas chômé pendant son absence. Tirer son épingle du jeu sur cette plateforme qui pullule d'artistes talentueux n'est pas aisé. Il lui a fallu deux ans pour construire une identité visuelle, attirer une clientèle, aquérir des promesses de ventes… Elle n'est pas au niveau de ses confrères plus expérimentés, mais avec un peu plus de temps, elle s'y serait hissée. Problème : cinq ventes par an n'octroient pas assez de plumes pour s'envoler vers l'indépendance financière. Jerem l'a mise en face de cette réalité, ses propres parents l'y ont poussé autant que lui.

Une si belle aventure doit avoir une fin, qu'elle soit agréable ou non. Alors, son post du jour n'aura pas de nuances colorées ou de traits ronds et rieurs. Un simple message pour informer son public qu'elle est dans l'incapacité d'accepter les commandes et qu'elle sera moins active dans les prochains temps. De quoi rassurer son public, de quoi faire fuir de potentiels clients. Tout gâcher d'un geste, Charlie reste dans la droite ligne de l'habitude.

Son portable est à nouveau pris de tremblements. Sur la vitre fracturée, le nom du contact apparaît entre une ribambelle de cœurs. Charlie expire un souffle bref puis accepte l'appel. La voix de son interlocuteur lui vrille les tympans dès les premiers mots :

— Enfin tu daignes décrocher ! Où es-tu, Charlie ?

— Aux Bahamas.

— Arrête de te payer ma pomme ! Jérémy nous a dit que tu étais partie cet après-midi, où es-tu allée ? On sait que tu as pris ton matériel de camping, tu ne pourras pas tenir sans toit fixe longtemps ! La rue n'est pas un endroit sûr !

— Sous les arcades, ça compte comme toit fixe ?

Le sarcasme ne passera pas. Elle le sait mais elle le tente. Comme une ultime tentative de rappeler à son cher papounet qu'il existe d'autres émotions que la colère.

— Ça suffit, Charlie ! J'en ai marre de tes conneries !

On ne pourra pas lui reprocher d'avoir essayé.

— Allez, merci Papa, soupire-t-elle. Sur ces bonnes paroles, je te souhaite une bonne soirée.

— Non ! Tu vas m'écouter ! On s'est saigné pour te payer une prépa, pour t'offrir une scolarité dans la meilleure école de finance du pays ! On a même accepté cette opération ridicule – avec des frais médicaux astronomiques je te rappelle – pour que tu arrêtes de louper des cours ! Et toi, tu lâches ton poste d'analyste financier au bout d'un an parce que ce job « ne te plait plus » ! Y en a marre de ta paresse ! Tu crois que c'est comme ça que tu vas réussir ta vie ?

Un silence s'installe.

— C'est une question rhétorique ou je dois vraiment répondre ?

— Charlie !

— Oui, oui. J'appellerai Ivan dans trois semaines, ça te convient ?

— Non ! Demain ! Il faut que tu…

— Je passe dans un tunnel ! M'appelle pas, tu vas perdre du crédit !

Bip, elle raccroche. Mode avion réactivé. D'une main fatiguée, elle se frotte les yeux, masse les plis sur son front, entre ses sourcils. Vingt-quatre ans et déjà des rides. Personne n'arrivera à la convaincre que grandir est un cadeau.

Une bonne cigarette l'aiderait à relativiser. Oui, un peu de nicotine pour se calmer. Elle avise la fenêtre ouverte en battant, le détecteur de fumée encastré au plafond et l'interdiction de fumer placardée sur le mur. Il vaudrait mieux éviter d'ajouter des péripéties à cette journée trépidante.

D'un pas déterminé, elle descend au rez-de-chaussée. Jean-Eustache le réceptionniste ouvre des yeux étonnés quand elle lui glisse deux madeleines sous son nez. Mais ce n'est pas ce goûter de dix-neuf heures qui lui donne le sourire. Un vrai sourire. Entre ses doigts précautionneux se trouve le sticker d'un bourdon heureux, voletant jusqu'à sa boutique de fleurs. À défaut de pouvoir vendre son art, Charlie le mettra dans les mains de ceux qui en ont le plus besoin. L'employé la remercie d'un regard ému. Petit sourire aux lèvres, elle acquiesce dans sa direction avant de tourner les talons vers la sortie de l'hôtel.

Allez, une petite clope et au lit !

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