Randonneur.

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Soudain j'ouvre les yeux et je suis devenu un point de vue. Ma nuque gyroscope et mes épaules panoramiquent. Des perspectives comme ça qui te happent hors de tes presque pas deux mètres d'humain et te font devenir un val. Suivre l'arête du mont, ça te coud une autre colonne vertébrale qui t'élève, t'élève jusqu'au pic, segment cervical de la montagne où suffit de se greffer par-dessus pour devenir l'oeil du géant.

J'ai claqué la porte du chalet pulsionné par les mollets, basketté dégueu, petite laine style coin du feu, sans sac ni rien qu'un mouchoir en poche. Le ciel gnare son crachin des Alpes, le béton verglassé guerroie féroce les voitures qui tsunamisent les flaques. Je me déporte sur la pente d'un châble ruisselant.

La grimpette de colline dégoulinante, discipline olympique méprisée, s'apparente à l'ascension d'une pyramide de savon. Sauf que ce savon-là salit. Ça revient à nager à contre-courant dans un Gange vertical. Sport méconnu, car les baladeurs du dimanche n'escaladent que par temps sec et soleillé. Le trekking sous déluge n'intéresse personne.

D'où ce que ça m'intéresse tant : par temps de fortes averses, la montagne n'est plus qu'à moi. Je peux l'embrasser sans rivaux, m'y rouler de tout mon long sans craindre de croiser des croulants sur leurs bâtons de marche, des brochettes familiales avec leurs lunettes noires et leurs sourires à la con, toute la plèbe qui foule et brostitue cette sale butte. Je l'aime, moi. J'aime la fouler profond et sans protection, quitte à choper sa maladie vénérienne toute personnelle : la pneumonie.

Mes semelles lisses cramponnent mal les cailloux. J'y glisse à rompre les côtes et sniffer la gadoue. Déjà la crotte poisse mes fripes, l'eau brune colle à la raie du cul. Un épais brouillard bâillonne le ciel et censure les chemins transversaux. Plus que le sol qui compte ; plus que deux directions au monde : monter, descendre. Je monte. Je monte, aveugle et crasse, et je commence à me resentir humain, bâtard de l'eau et de la terre parmi la boue et la brume.

Je trouve des traces de bêtes secrètes qui attendaient la pluie pour gambader que les pistes s'effacent vite. Complice des flots, j'efface d'un revers de coude une empreinte de dahu. Bientôt la neige grise voisine les mottes des taupes. Dernière ligne droite : la bouillasse patine casse-gueule plus que jamais. Je plante les ongles dans les replis du chemin, rampe hors du nuage sur le sommet où la poudreuse épaisse mord au visage. Part et d'autre, le vent ploie deux haies de sapins en rang d'honneur. Je rends la révérence, me hisse jusqu'au trône, à la cime du tertre.

J'ahane à genoux. Pas moyen de monter plus haut, le précipice bée grand son gosier. Je ferme les paupières, crie un peu.

Soudain j'ouvre les yeux et je suis devenu un point de vue. Je suis la citadelle immuable qui veille sur les cités arpitanes. Je pleure, et mes larmes se fondent dans la pluie qui s'écoule abreuver les rivières et les champs. Je renifle, et ma morve épouse la mousse des rochers. Je tousse, et mon haleine part en fumée rejoindre la brume. Je saigne, et mon sang est une boue de plus qui attend de croûter au prochain coup de soleil. Les ronces m'ont suturé une jolie couronne d'épines dans la tignasse. Je jouis d'être un endroit et plus un petit point qui bouge sur l'endroit. Je sens la pulsation lymphatique des sèves hivernales. Le souffle glacé des chamois laineux. Les rêves des loups tapis dans les cavernes. Ça dure un petit moment pas désagréable.

Et puis mon regard se fige sur le carré des cheminées qui chauffent en contrebas. Alors je me souviens que j'ai faim, que je tremble et que mon corps s'arrête à un bout de viande convulsé sur la montagne. La nuit roule sur le bassin. Il fera noir quand je rentrerai. Je prends quelques minutes pour bivouaquer. Je me frotte vigoureux. Je me mouche. J'essore mes chaussettes.

Je me suis rerentré dedans, bien au chaud dans mes murs. On peut encore aperçoir un bout de paysage par la fenêtre, mais rien de bien spectaculaire. J'entame la descente en fredonnant.

M.29.11.22
Bernex

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