Ferroviaire 2.
Bout de wagon tapissé gris poussière. Côte à côte deux carrés de sièges quatre à quatre.
Carré de droite, un quatuor de péteux d'école de commerce flaguent à coups de macbooks, polaires de marque et gueules d'ange. Trois garçons carrurés sous la chemise bleuette, chacun penché sur son tableur avec sa manière propre à lui de te dire qu'il vaut mieux que toi ; une jolie blonde pipelette bottée haut carmin questionne l'un après l'autre, sourit de tout son émail pour faire concurrence aux emails. Dressée pour agir charmante, dynamise le travail des autres en sollicitant conseils, éclairages et compliments. Ça anglicise management power hardworking high rewarding fuck, la salade composée des mots fétiches et bidulations des bullshit jobs. Ça se moque du ladies and gentlemen bancal du conducteur. Embarqués depuis Genève, montre au poignet comme preuve, bitchent sur les potins d'HEC, second-degréent leur respect pour les remous qui s'y trament sur fond de scandales Total-climatiques et Popol-sexuels. Disent "les pauvres". Parlent pour estimer, trancher le rentable du détritus. Le paysage qui défile passe sous le scalpel affûté du Capital qui squatte leurs canines : ça brade et spécule à vif sur la chair des provinciaux. Subtil désir de guillotine dans mon sourire.
Ils râlent tout haut. Un bébé s'est mis à pleurer. Classique, inévitable. S'il y a un bébé, il faut qu'il pleure ; si le bébé ne pleure pas, c'est tout comme s'il n'y avait pas de bébé, on ne le remarque pas, c'est à douter si le bébé se remarquerait lui-même s'il ne pleurait pas. On prétend que les bébés pleurent pour attirer l'attention, pour communiquer, pour quémander. Mais je crois qu'ils pleurent pour exister. Que le corps du bébé n'est qu'une excroissance contingente, dangereuse même pour sa subsistance car le corps du bébé grandit et cesse d'être bébé : il porte en germe sa propre trahison. Tandis qu'un bébé sans corps reste toujours un bébé. Il reste son cri.
Quand les gens voient un bébé, ils ne voient pas le bébé, ils ne voient que l'homme en puissance, voire l'enfant si le bébé joue. Alors, ils s'attendrissent.
Quand les gens entendent un bébé, ils entendent un bébé. Et ça les irrite. Personne n'aime les bébés. Les gens ne s'attendrissent d'un bébé que lorsqu'un bébé oublie d'être un bébé, c'est-à-dire qu'il ne pleure pas. Ils s'attendrissent de voir un petit homme.
Peut-être parce que les bébés ne pleurent pas pour exister ; ils existent parce qu'ils pleurent. Le bébé crie parce qu'être lui fait mal. Il est consumé par la brûlure acide des nerfs qui se mettent en place. On l'écorche à l'envers, on l'incorche, en réalité. Ce qui est encore plus effrayant, parce que si le bébé du train criait parce que sa mère était en train de l'écorcher au couteau, il crierait pareil, et personne ne se retournerait l'aider et chacun râlerait pareil le nez dans son excel.
Personne ne prendra pitié de lui. Personne n'aime le cri du bébé alors que c'est lui, le bébé. C'est l'horreur de l'impuissance. La terreur hypersensible d'avoir été versé dans un corps libre mais faible que personne ne considère en soi mais pour le corps fort mais asservi qu'il deviendra. Ça y est, la crise est passée, le bébé est parti. Reste le corps.
Les quatre bolides d'HEC reprennent leur routine. Un grand cake retrousse son brushing en steak luisant, propose sa tournée de cafés. Les deux gars branlent du chef. La fille refuse poliment ; il lui reste un fond de taboulé healthy bio. Je les mate, pas vraiment soum-soum, mais ils sont loin de me remarquer. Trop cloîtrés dans leur cubicule. L'habitude du microcosme agent dans l'environnement agi, chiffré. Ils sont chez eux dans un train, c'est-à-dire un bout de ville, une lame de fer qui balafre la campagne en tonnant un boucan d'enfer, quoiqu'insonorisée de l'intérieur pour que s'entende bien fort le silence du crime.
Carré de gauche, un couple de quinquas masqués pète-secs me fait face. Lunettes presbytes. Bijoux courbus. Discrétion civile, évitent de croiser le regard. Bras croisés. Fermeture sociale nette. Le mari a déplié sa tablette contre la mienne sans s'en servir, juste pour la symétrie. Il a pendu sa veste à un pignon porte-manteau. J'avais jamais remarqué ça dans les TGV, putain, quel esprit pratique. Ils se partagent un magazine santé. Quand l'un a fini sa double-page, il réveille son conjoint et micro-sieste jusqu'à la prochaine double-page.
À côté de moi, une jeune femme sommeille et, temps en temps, chuchote au téléphone. Elle est noire, distante, mains usées, l'une pincée sur l'autre, ferme mais tendre, comme une auto-caresse en hyper-espace.
De fatigue, mon menton tombe sur la grille d'aération sous l'accoudoir. À travers, de gros moutons cendreux pulsent leur poudre. Peut-être que la moquette n'a pas toujours été grise, qu'elle l'est devenue à force d'essuyer la suie de la VMC, que c'est comme ça que finissent tous ceux qui prennent trop le train. Grisés, recouverts par une fine couche de poussière qui empêche de se connecter aux autres. Il faudra prendre garde à bien frotter partout sous la douche ce soir.
V.2.12.22
Train
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