Chapitre 1

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Un grand sage a dit un jour " ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n'en as qu'une" et la mienne s'apprête à basculer dans quelques jours. Après douze années, je quitte la Bretagne de mon enfance pour entrer en faculté de médecine et retrouver le Paris de ma naissance. Un changement important qui ne me laisse pas sans quelques petites appréhensions.

L’idée d’entrer dans le monde de l’autonomie et des responsabilités me rend quelque peu anxieuse mais ce n’est pas ce que je redoute le plus. Il y a là-bas, dans la capitale, un monde bien différent de celui dans lequel j’ai grandi, avec des codes et des habitudes qui ne seront certainement pas les miennes. Je ne dis pas que je viens d’un milieu arriéré, seulement, du fin fond de ma campagne, je m’imagine Paris comme un milieu hostile et nettement moins accueillant que ma petite ville de quelques milliers d’habitants. En somme, je n’y aurais sûrement jamais mis les pieds si je ne m’étais pas mis en tête d’aller recoller les morceaux avec mes frères. D’autant que cela fait des années que mes parents ont confié ma garde et mon éducation à mes grands-parents paternels. De ce fait, autant vous dire que mes liens avec ma fratrie sont carrément inexistants. Pendant douze ans, j’ai grandi et je me suis construite avec comme seul lien familial le récit de mes grands-parents.

Mes parents sont Samuel et Patricia Lafont. À première vue, mon père possède toutes les caractéristiques d'un homme respectable. Il est directeur général de sa propre entreprise, il occupe son temps libre en tant que conseiller municipal et, depuis sa plus tendre enfance, il a une réelle passion pour le football. Pour lui, il n’y a rien de plus important que la famille, enfin quand il s'agit de ses fils, parce que je n’ai pas eu le droit au même traitement de faveur. Il semble que je n’ai jamais trouvé grâce à ses yeux et, même si je n’ai jamais su pourquoi, j’ai fini par me faire une raison. Et puis, l’habit ne fait pas le moine, car, à en croire le discours de mes grands-parents, c’est un homme sans scrupules, odieux et carriériste. Un jour, il est allé jusqu’à mettre un rat dans un restaurant afin d’en accélérer la fermeture car il convoitait les locaux pour l’agrandissement de son entreprise. Sans parler de sa place de conseiller qu’il doit à ses nombreux investisseurs qui ont menacé de se délocaliser si mon père n'entrait pas à la mairie. Il a le bras long direz-vous, et s’est bien là tout le problème. Au fil des années, sans même le connaître, j’ai appris à le redouter et mon retour ne va pas l’enchanter.

Concernant ma mère, je n’ai pas grand-chose à dire. Elle est femme au foyer dans une maison où il y a des domestiques pour à peu près tout. De ce que j’en sais, elle me donne davantage l’image d’une femme qui vit aux crochets de Samuel et ne manque de rien, pas même d'alcool et de stupéfiant, car oui, ma mère est une Junkie. Il fallait bien s’en douter avec un mari maniaque du contrôle. D’après ce que l’on m’a raconté elle n'a pas toujours été ainsi. Adolescente, elle était belle, pleine de vie et d'ambition. Elle projetait de devenir avocate et de monter une association pour le respect des femmes et la non-violence conjugale, cause qui lui tenait à cœur pendant toute son enfance elle a vu sa mère plier sous le poids des coups de son beau-père. Tout avait dérapé quand elle avait appris sa grossesse. Elle n'avait que 19 ans et, même s'il paraît qu'elle avait fait de son mieux pour concilier les études et nous, elle avait fini par tout abandonner. Au début elle avait tenté de trouver un travail, elle avait même une patronne qui lui arrangeait ses horaires, mais elle avait fini par faire de mauvaises rencontres et c’est là que tout avait dérapé…

Leur passé commun reste un peu vague. Ils se sont connus au Lycée et sont tombés fous amoureux l’un de l’autre. Il semblerait que tout se passait bien et que c'était le genre de couple très populaire. Lui était le sportif très convoité par la population féminine et elle la pom-pom-girl à la tête bien faite. Mes grands-parents m'ont souvent dit qu'à cette époque, rien ne présageait que leur couple finirait si mal. Un jour, ma mère avait rencontré Hélène, une nouvelle arrivante qu'elle avait dû accueillir à la demande de la directrice. Elles étaient rapidement devenues très amies et inséparables, au désarroi de mon père qui se sentait mis de côté. Finalement, Samuel s'était fait à la présence d'Hélène, si bien qu'il en était tombé amoureux. C'est là que les choses avaient dégénéré entre mes parents.

À ma naissance, ils ont eu la désagréable surprise d'apprendre qu'il n'y avait pas un, mais deux bébés. C’est assez rare, mais visiblement la médecine n’est pas infaillible. Je n’ose imaginer le coup de massue qu’ils ont reçu, mais du coup, cela signifie que j'ai un jumeau : Nate. Samuel est un homme plutôt sexiste en plus d'être vieille France. Pour lui avoir un fils, c'est perpétuer le nom de famille, faire une grande carrière et vivre une vie de liberté alors qu'une fille est simplement bonne à marier. Avec un père pareil, on ne peut pas dire que ma vie démarrait de la meilleure façon qui soit. D’autant que je ne pouvais pas compter sur le soutien de ma mère qui était prête à tout pour ne pas subir les foudres de mon géniteur.

Ainsi, les six années qui ont suivi, j'ai vécu dans l'ombre de mon frère. Bien que l'argent ne manquât pas, je portais des vêtements usagés, trouvés dans des friperies ou donnés par des amis de mon père, et à Noël, mes cadeaux étaient des vieux jouets faussement réparés alors que Nate absolument tout ce qu'il voulait. Mes parents sont allés jusqu'à nous interdire de jouer ensemble pour éviter que Nate soit blessé car Samuel lui vouait un bel avenir de footballeur. De ce fait, nous nous croisions à peine avec mon frère, tout était organisé pour que l’on ait le moins de contacte possible. Il n’y a qu’à l’école que l’on s’autorisait à partager des moments en commun. J'étais le maillon en trop dans une famille qui souhaitait évoluer à trois. Je voyais Samuel rayonner de bonheur à chacun de nos anniversaires quand Nate soufflait sa nouvelle bougie ou encore quand il s'essayait aux blagues. Tous ces petits moments dont je ne faisais pas partie. Toutes ces années, on m’a bridée concernant la relation avec mon jumeau comme pour me préparer à ce qui allait arriver en suite.

Á quelques jours de notre rentrée en CP, une grosse dispute avait éclaté entre mes parents. Mon père venait, soi-disant, d'apprendre qu'il avait eu un enfant avec Hélène. Cet enfant illégitime nommé Simon allait lui aussi faire son entrée en CP dans la même école que Nate et moi. Samuel, travaillant pour la mairie, il avait vite fait le rapprochement entre Hélène, Simon et lui. Bien que cette révélation eût mis au jour l'adultère de mon paternel, le sujet principal de la discorde était l'implication de Samuel dans l'éducation de son nouveau fils. En bon père, il souhaitait avoir une discussion avec Hélène concernant son implication dans la vie de Simon. Ma mère refusait catégoriquement cette option mais, comme à chaque dispute, elle avait fini par céder par peur d'être mise à la porte.

Le lendemain soir, je n'arrivais pas à dormir, un peu stressée par la rentrée qui s’annonçait et je m'apprêtais à descendre boire un verre d'eau, lorsque j'avais intercepté une discussion houleuse entre mes parents :

- Tu ne vas quand même pas oser faire une chose pareille ? avait demandé ma mère sur le ton de l'incompréhension.

C’est très sèchement que Samuel avait répondu :

- Depuis quand son éducation te préoccupe ?

Quelle ironie quand on sait que ça lui est tout aussi égal. Je n'ai jamais compris la rancœur de Samuel à mon égard et, bien que j'espère qu’un jour j’aurai le droit à une explication, je me suis résignée à ne pas rentrer dans ses critères. L'amour des parents est inconditionnel dans toutes les familles, sauf la mienne.

- Non mais là, c'est quand même fort ! Tu choisis ton bâtard à ta propre fille ? s'était-elle indignée.

Pour une fois que quelqu'un prenait ma défense, je m'étais senti pousser des ailes. C'était sans compter sur Samuel qui ne se laissa pas marcher sur les pieds.

- ­­Sois prudente avec les mots que tu emploies, Patricia, avait menacé mon père en la saisissant par le bras. Je te conseille de te faire toute petite. Il est inutile de te rappeler que tu ne possèdes rien. Alors imagine un peu ce qu’il t’arriverait si je te mettais à la porte. Sans toit et avec ton dossier médical, je peux t’assurer qu’aucun juge ne te laissera voir les enfants.

- Á quel moment tu es devenu un monstre Samuel ? avait-elle craché en se défaisant de son emprise. Oser briser notre famille comme tu le fais depuis la naissance des enfants. C’est ignoble et pathétique.

- Je suis l'homme que j'ai toujours été, Patricia. Celui qui a subvenu à tes besoins et à ceux de nos mômes toutes ces années. Celui qui t’a fourni en drogue mais qui a aussi payé tes nombreuses cures de désintoxe infructueuses. Oui, ma décision est prise ! Cara emménage dès demain chez mes parents et ce n'est pas négociable. Ils sont au courant et, crois-moi, ils sont ravis. Ils acceptent d'élever cette petite sotte comme leur propre fille sans jamais lui parler de notre vie ici. Tente quoi que ce soit pour la faire revenir et vous y passerez toutes les deux.

- Tu es en train de détruire notre famille, avait répondu ma mère la gorge serrée.

- Depuis quand notre famille est-elle devenue un sujet de préoccupation à tes yeux ? Cela fait des années que la seule chose qui t’importe c’est de savoir qui est le meilleur dealer du coin, alors ne joue pas à la bonne mère de famille avec moi. Maintenant, sois une bonne épouse et vas te coucher. Nate fait sa rentrée demain et il est hors de question que tu ressembles à un zombie. On a une image à respecter.

Sans rien ajouter, ma mère avait battu en retraite et moi j'étais retournée dans ma chambre. Malgré mon jeune âge, j'avais bien compris tout ce que cela signifiait pour moi. J'allais devoir quitter cette maison, quitter tout ce que j'avais et surtout quitter Nate. Et, même si, nos rapports étaient très limités, il restait mon frère et un point de repère. Cette nuit-là, j’avais pleuré toutes les larmes de mon corps. Le lendemain je prenais la route pour la Bretagne.

Aujourd’hui, il est temps pour moi de retourner affronter mes vieux démons.

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