Chapitre 2
Alors que je boucle une énième valise, je sens l’émotion me gagner. Comme pour imprégner ma mémoire d’un dernier souvenir, je contemple ma chambre. Cette grande pièce, aux murs normalement blancs, est presque totalement recouverte de posters et photos souvenirs. On y retrouve mes amis, mes grands-parents mais, le plus important, on y retrouve mes frères. Un sourire pointe au bout de mes lèvres lorsque mon regard se pose sur le petit cadre qui trône sur ma table de chevet. On y voit deux enfants, semblables en tout point, et pourtant si différents. Le garçon, un petit brun aux yeux bleus, est tiré à quatre épingles et sourit de presque toutes ses dents. La fillette, dont les cheveux bruns se confondent avec ceux du garçon, mais dont les yeux aux reflets verts laissent paraitre le côté inhabituel de ce moment, est habillée avec un jogging et un t-shirt troué au niveau du col. Ils semblent heureux, enfin c’est ce que je me suis toujours répété, car je ne crois pas avoir réellement connu le bonheur à cette époque. Un instant, j’hésite à la mettre dans mon sac puis je me ravise, me rappelant que cette photo appartient à mon passé qu’il est temps pour moi d'affronter. Je la repose à sa place et inspecte une dernière fois mon lit et le grand placard en bois qui se tient en face, afin d’être certaine de n’avoir rien oublié. Un dernier coup d’œil à mon bureau et me voilà prête pour démarrer un nouveau chapitre de ma vie.
Ces dernières années ont vraiment été formidables. Mes grands-parents ont tout fait pour moi et m'ont éduquée comme leur propre fille. Tout au long de ma scolarité, ils m'ont aidé avec les devoirs en faisant appel à leurs propres souvenirs, ils m'ont inscrite à tous les sports que je voulais pratiquer sans jamais me contraindre, ils ont accueilli chez eux tous mes amis pour des anniversaires mémorables et ils ont payé mes études et mon logement à Paris sans contrepartie et cela malgré leur modeste retraite. C’est à croire qu'ils se sont contentés de me voir devenir une jeune femme épanouie, honnête et persévérante. Je ne cesse de me dire que deux vies ne suffiraient pas pour les remercier de tout ce qu’ils ont fait pour moi. Grâce à eux, j’ai eu la chance de devenir la femme que je suis aujourd’hui.
Quand j’y pense ce sont vraiment des anges. Pendant toutes ces années, ils ont fait des allers-retours à Paris et ont eu de multiples occasions pour voir mes frères, sans jamais me permettre de les accompagner, respectant ainsi scrupuleusement la volonté de Samuel. Malgré cela, ils ont tenu à maintenir un lien à leur façon. À chacune de leurs visites, ils me ramenaient de nombreuses photos et des anecdotes concernant mes frères. C’est ainsi que je les ai vus grandir et évoluer depuis ma Bretagne adoptive. Cela n’a d’ailleurs pas plu à mon géniteur quand il l’a su. Un soir, en rentrant de l’école, j’ai surpris une conversation entre mes grands-parents dans laquelle il était question qu’il leur supprime la maigre pension qu'il daignait bien leur donner pour satisfaire mes besoins alimentaires. Mais, même s’il a toujours été prêt à tout, mes grands-parents n'ont jamais cédé.
Ils m'en ont tellement dit sur mes frères, que j'ai l'impression de les connaître sans jamais les avoir rencontrés. C’est ainsi que je sais qu’ils sont devenus amis en primaire mais qu’au collège les tensions entre leurs mères respectives ont eu raison de leur lien, Patricia ne supportant pas que son fils unique fréquente celui de la femme qui ait cherché à nuire à son mariage. Finalement, avec le temps et le gain de maturité de chacun, ils ont fait abstraction de ces problèmes qui ne les concernaient pas et leur proximité renaissante les a poussés à s'inscrire dans la même faculté pour les études. Mamie m'en a dit tellement sur leurs caractères respectifs que je m'y perds. Je retiens surtout qu’ils sont très différents, Nate étant plus réservé que Simon mais également beaucoup moins sociable, et qu'ils ont une passion commune pour le football. Je comprends mieux comment mon demi-frère a trouvé grâce aux yeux de Samuel. Maintenant, j'ai tellement hâte de faire leur connaissance pour les découvrir autrement que par les belles histoires de mamie. Et cela pourrait arriver bien plus vite que je ne l’aurais espéré. En effet, quand j'ai annoncé à mes grands-parents que je comptais suivre mes études dans la capitale et que je leur ai dit dans quelle Fac je comptais m’inscrire, ils n’ont pas eu d’autre choix que de m’informer que c’est également celle que Nate et Simon allaient fréquenter. Bien sûr, j’aurais aimé vous dire que tout cela était calculé mais je ne savais rien du choix de carrière de mes frères jusqu’à ce jour. Cette information a tout de même eu un double effet sur moi et aujourd’hui encore, je vis les montagnes russes émotionnelles quand j’y pense Je ne pouvais rêver meilleure occasion pour les approcher mais je crains également qu’ils ne le prennent comme une incroyable machination et que cela brise les maigres chances de rétablir un lien avec eux.
C'est avec une certaine nostalgie, et une appréhension grandissante, que je me prépare à quitter le foyer. Bien que je craigne les retrouvailles avec ma famille, j'aspire à autre chose et notamment, à une vie dans laquelle Samuel n’aura plus d’emprise sur les décisions qui sont prises pour moi. Heureusement, pour m’aider dans ce nouveau cap je ne pars pas seule. Mon meilleur ami de toujours, Mathieu, m’accompagne et va étudier dans la même Fac que moi. Il sera même mon super « colloc motivator ». Cette abréviation nous vient tout droit du cerveau de Mathieu qui a vraiment sorti tous ses plus beaux arguments en faveur d’une collocation. Il faut savoir qu’avec Mathieu, on se connait depuis mon arrivée en Bretagne, lorsque j’avais 6 ans, et il s’est donné pour défi de briser ma carapace et de m’aider à sortir de mon éternelle solitude qui revient sans cesse. Alors quand je me suis projetée de partir pour mes études, dans mon esprit il était clair que je prendrais une chambre étudiante à bas prix et que j’y vivrais ma vie pénarde en enchaînant les livres et les révisions. Mathieu ne l’a pas vue du même œil. Il s’est tout de suite emballé dans l’idée de partager un appartement et tous les arguments y sont allés de bon train : « mes parents et tes grands-parents seront rassurés de nous savoir ensemble » « c’est toujours bien d’avoir quelqu’un à qui confier sa journée de merde en rentrant » et le fameux « je serais ton colloc motivator pour t’aider à affronter tes frères ». Évidemment, j’ai fini par céder.
C’est finalement le son très aigu de ma sonnerie de téléphone qui me sort de ma rêverie.
Mathieu :
"Alors, prête pour le grand départ ? "
En guise de réponse, je lui envoie une photo de ma chambre remplie de cartons et de valises, ce à quoi il répond par un smiley qui pleure de rire.
Mathieu :
"Arrête de rêvasser et bouge-toi un peu, le départ approche. Tu abuses car moi j'ai fini depuis des jours alors que je suis le moins organisé de nous deux. Tu n'espères tout de même pas que je vienne le faire pour toi ?"
Cara :
"Lol, laisse-moi être un peu nostalgique, tu veux bien ? J'ai bientôt fini, ne t’en fais pas. En revanche j'en connais deux qui ne seraient pas contre l'idée de te voir une dernière fois"
Mes grands-parents sont complètement gaga de Mathieu, si bien que je suis certaine qu'ils le considèrent comme leur propre petit-fils.
Mathieu :
"Même pas besoin de me le dire, je suis déjà en route"
Il a ponctué son message d'un smiley qui tire la langue.
Je jette mon téléphone sur le lit, sans prendre la peine de répondre à son message. S’il est en route, c’est qu’il est au volant et je suis totalement contre l’idée qu’il utilise son téléphone en conduisant. Au lieu de ça, je ferme la dernière valise et prépare une nouvelle fois tous les papiers à donner à la Fac et au propriétaire de l’appartement. Je n'arrive toujours pas à réaliser que dans quelques heures, cet endroit passera du foyer où j’ai quasiment toujours vécu à la maison de mon enfance.
En même temps, j'attends ce moment depuis si longtemps que, maintenant qu'il approche, j'ai peur de ce que je vais découvrir. Tout ce temps, j'ai grandi en entendant parler de mes frères, mais eux, que savent-ils de moi ? Et si Nate m'avait oublié ? Et si Simon me rejetait ? Et si finalement, je faisais tout cela pour rien ? Il est si difficile de se dire que l'on est lié par le sang, mais que rien ne nous rapproche. Je regrette tellement d'avoir été mise à l'écart toutes ces années et je me dis que sans cela nous serions peut-être le trio infernal de la famille.
Il y a tellement de choses qui se bousculent dans ma tête, que je n’arrive pas à apprécier le moment présent. Cette nouvelle vie, je la redoute autant que je l’attends.
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