[1] Bienvenue chez nous ! (3/7)
[3.]
J’ignore à quel point je dois paraître soulagée mais le regard amusé que me lance Clarisse en dit long sur l’état que je dois renvoyer de moi-même. Coupant court à l’étrange malaise qui menace de s’installer, le téléphone portable d’Alexandra émet une série de petites vibrations dans l’air lourd et je remercie silencieusement les astres pour cette distraction bienvenue. La jeune femme tapote quelques instants sur l’écran, répondant visiblement à un message.
— J’avais espéré qu’on ait un peu plus de temps pour faire les présentations mais ça ne sera visiblement pas le cas, désolé.
Glissant son téléphone dans l’une des immenses poches de sa blouse, elle avise l’ordinateur portable étiqueté à son nom sur la table et s’en saisit.
— Prends tes affaires, on va monter en service. On est déjà un peu en retard pour la réunion du staff et le cardio en chef risque de me faire la remarque si on ne se présente pas. Récupère tout ce dont tu as besoin, on y va !
Un large sourire illumine mon visage. Enfin un peu d’action ! Ma vraie première journée va pouvoir commencer. J’attrape donc mon bloc-notes, deux ou trois crayons au hasard, mon téléphone portable, le calepin de Clarisse contenant l’essentiel de l’externe et le plan du CHU et fourre le tout dans l’une de mes poches. Puis je m’élance en direction de la porte de la salle de repos, bien trop heureuse d’emboîter le pas de ma future responsable dans la succession de couloirs labyrinthiques de l’hôpital.
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Après avoir emprunté un premier ascenseur presque vide nous ramenant au rez-de-chaussée de l’hôpital à présent bondé de monde, Alexandra nous entraîne d’un pas vif et assuré à travers un dédale de couloirs toujours plus biscornus jusqu’à une petite foule de patients amassés devant l’entrée de deux nouveaux ascenseurs.
— Merde, marmonne Alexandra en jetant un coup d’œil aux écrans digitaux au-dessus des portes en métal, on va prendre les escaliers, ça sera plus rapide je crois.
Je peste intérieurement à l’idée de devoir à nouveau mettre mes poumons à l’épreuve et, tout en montant quatre à quatre les étroites marches en colimaçon, j’en viens à maudire ces foutues interminables cages d’escaliers. D’autant que, malgré mes baskets, je ne parviens pas à tenir la cadence de ma responsable, visiblement habituée à la pratique de ce jogging matinal.
La jeune femme parvient bien une bonne dizaine de marches avant moi à la porte coupe-feu annonçant le quatrième étage et a la politesse de me maintenir l’un des battants ouverts afin que je m’y glisse souplement, épuisée. L’ascenseur sur notre droite s’ouvre à l’instant même où nous décidons de couper de long en large le petit hall d’accueil du service de cardiologie et je me retrouve à slalomer entre plusieurs couples de personnes âgées visiblement attendus en consultations. Je perçois plusieurs regards inquisiteurs dans notre direction, regards repris en échos par une partie de l’équipe infirmiers déjà en poste depuis presque deux bonnes heures. Je ne sais pas encore si leur intérêt manifeste est dû au retard conséquent de ma responsable ou à ma présence nouvelle dans le secteur mais je ne suis pas franchement pressée d’aborder le sujet.
— Les consultations routinières se déroulent ici, m’informe rapidement Alexandra en m’indiquant un couloir sur la gauche, les hospitalisations sont en face. Je ne sais pas si quelqu’un te l’a déjà dit ou pas mais la cardiologie se découpe en deux grands secteurs : le secteur A et le secteur B. Comme je ne veux pas te surcharger dès le départ, tu commenceras principalement tes tâches par le secteur A qui est, selon moi, le moins difficile à gérer pour une jeune externe. La salle de repos se trouve sur ta gauche et là, juste à côté, la salle des internes, aussi salle de réunion. C’est là qu’ont lieu les staffs.
Alexandra consulte rapidement la montre à son poignet.
— La réunion débute normalement à neuf heures tapantes deux fois par semaine, juste après le relai infirmiers. Tu as de la chance qu’il ait été décalé exceptionnellement ce matin pour faire face à quelques imprévus.
Je ne suis pas certaine que l’on puisse réellement parler de « chance » mais je n’ai pas vraiment le temps de faire part de ma réflexion : Alexandra plonge la main dans la poche intérieure de sa blouse en tirant un badge blanc de petite taille gravé du logo du CHU.
— Au fait, voilà le tien, poursuit-elle en farfouillant à nouveau dans sa poche. Tu en auras besoin pour te déplacer au sein du service alors évite de le perdre. D’autant qu’il faut des mois au service administratif pour t’en refaire un, crois-moi, j’en ai fait les frais…
Je décide de la croire sur paroles. Alexandra me tend une carte presque identique en tous points à la sienne, à l’exception bien entendue de la mention d’« externe en pharmacie » présente en petites lettres italiques sous mon prénom. Je range le précieux sésame dans ma poche et observe Alexandra plonger le sien dans la fente d’un lecteur digital. Ce dernier s’illumine déverrouillant la porte dans un faible déclic.
— Tu es prête ? me demande Alexandra avec un large sourire.
Je hoche la tête, prenant une profonde inspiration silencieuse pour me donner un peu de courage.
— Alors c’est parti.
Alexandra repousse la porte de son épaule et je lui emboîte à nouveau le pas tandis que cette dernière pénètre dans la salle.
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La salle réservée au travail des internes en médecine est une pièce de bonne taille munie – comme beaucoup de salles au sein du CHU d’après mes analyses – de larges baies vitrées offrant une vue imprenable sur une partie des quartiers de la ville située en contrebas. Les rayons du soleil filtrent à flot un peu partout, rendant l’atmosphère chaude et chaleureuse, si l’on fait bien entendu abstraction des dizaines de paires d’yeux tournées dans notre direction et nous fixant avec une circonspection mêlée d’intérêt et de méfiance.
Outre les cinq ordinateurs disposés sur de petits bureaux individuels, la pièce n’est meublée que de casiers et d’une vaste table rectangulaire autour de laquelle se tiennent déjà réunies une bonne dizaine de personnes. Après une brève estimation des âges – et Dieu sait que je ne suis pas vraiment douée pour ce genre de choses -, je compte à peu près six internes en médecine, quatre cardiologues séniors – dont une seule femme -, deux infirmiers et une quadragénaire dont je ne parviens pas à deviner la fonction, étant la seule à ne pas détenir de blouses ou de badges apparents.
Je me sens subitement un peu intimidée et la nuée de regards nous observant des pieds à la tête sans ménagement ne m’aide pas à me détendre. Décidant de ne pas prêter attention outre mesure à ce qui se passe autour d’elle, Alexandra émet un bref hochement de tête à l’intention de ses coéquipiers avant de s’avancer d’un bon pas en direction de l’une des dernières places libres, à côté de la femme dont j’ignore encore totalement la raison de la présence en ces lieux.
— Hello tout le monde. Désolé pour le retard, j’avais à faire avant de monter.
Saluant brièvement la petite foule, je viens à mon tour prendre place entre la pharmacienne et une jeune interne blonde au visage rond et charmant entouré d’une splendide chevelure aux reflets dorés soulignés par le soleil du matin. Cette dernière me sourit doucement tandis que je m’assois à ses côtés. Après une brève hésitation, je lui réponds timidement.
Comme si elle s’apercevait seulement enfin de l’intensité des regards tournés dans notre direction, Alexandra hausse les sourcils, se décidant à poursuivre :
— Je vous présente ma nouvelle externe, Laura. Elle va rester avec nous pendant un petit moment donc essayez de lui faire bon accueil, ok ?
Sa remarque semble directement adressée sans que je ne sache à qui mais ses paroles sont accueillies par d’étranges sourires dont il est difficile de savoir s’ils sont sincères ou narquois. Quelques personnes hochent la tête en signe d’assentiment et je sens les regards me quitter doucement, à l’exception de celui de la quadragénaire qui continue de peser lourdement sur moi pendant de longues minutes, tandis qu’un homme de stature imposante reprend la parole.
— Bien, bonjour et bienvenue à Laura donc. Nous sommes contents que notre équipe de pharmaciens continue chaque jour de s’agrandir un peu plus mais nous avons pris pas mal de retard alors reprenons là où nous en étions s’il vous plaît. Ethan ton rapport du matin tu veux.
Le jeune homme situé à sa droite se racle la gorge, la tête penchée en avant sur les notes inscrites sur son calepin.
— Secteur A, deux départs ce matin : la patiente de la neuf bascule en secteur B pour une convalescence de quelques jours, celui de la dix part pour la pneumo. On garde en revanche le patient de la trois encore vingt-quatre heures, ses constantes s’étant dégradées dans la nuit. J’irai aux urgences dans l’après-midi pour faire le tri.
— Parfait, le coupe brusquement le cardiologue en contemplant le dos de sa main, comment va la patiente dans la huit ?
Sans se démonter le moins du monde, le jeune homme arpente ses notes à la recherche des informations demandées. Tout en l’écoutant distraitement, je prends le temps de l’observer plus en détails. Je lui donne à peine la trentaine également quoique le semblant de barbe sur son visage encore jeune le fasse paraître plus âgé. Ses cheveux noirs contrastent avec sa peau claire, créant un décalage étonnant mais appréciable. Malgré la large blouse blanche des médecins et la couche ample de vêtements le recouvrant, je devine une silhouette grande, souple et élancée. Et bien que son physique soit plutôt avantageux, ce qui accapare toute mon attention en cet instant sont ses yeux : deux billes d’un noir profond, aussi inquiétants qu’intrigants, un regard sombre, sûr de lui, d’une intensité…
— Secteur B les nouvelles ?
Le regard du jeune homme croise le mien. Je suis prise d’un terrible frisson et détourne les yeux subitement, me forçant à reporter mon attention sur le sujet de la réunion. Oh putain de merde… A peine arrivée et ma concentration est déjà mise à rude épreuve.
Une jeune femme aux longs cheveux noirs et raides encadrant une paire de petites lunettes rondes prend à son tour la parole :
— On fait quitter les deux patients de la cardioversion en début d’après-midi, annonce-t-elle, et on en profite pour déplacer la quatorze et la quinze. On a également trois départs au programme.
Elle semble bien plus petite et menue que les autres filles de la salle et, même si je lui trouve un ton bien moins assuré que son camarade, je ne doute pas un seul instant de la force de caractère dégagé par son regard sombre.
— Vous avez trouvé une solution pour la vingt-huit ?
— Les plannings sont complets pour aujourd’hui, s’excuse-t-elle. Mais on va essayer de voir pour…
— Je verrai avec le docteur Jean s’il peut la prendre en urgences cet après-midi, ça ira merci.
La jeune femme se tait, visiblement gênée par la froideur du médecin.
— D’autres points à évoquer ?
Son attention se porte sur les cardiologues face à lui. Des hochements de tête négatifs lui répondent. Le chef de service se lève de son siège, visiblement impatient de quitter les lieux.
— Bien, dans ce cas, vous pouvez partir pour les visites. On se retrouve en fin de semaine pour faire le point avant le weekend.
Un concert de raclements de chaises sur le sol annonce la fin de la réunion. Les deux internes assises à côté de moi se lèvent rapidement afin de quitter la salle, les infirmiers et la quadragénaire inconnue sur leurs talons. Alexandra, comme sortie de sa léthargie, relève subitement la tête afin de héler l’un des cardiologues, un homme de petite taille à la quarantaine bien pesée, presque totalement dégarni.
— Fred, appelle-t-elle, puis se tournant vers moi, Fred est le cardiologue en charge du secteur A. Fred !
Le cardiologue cesse enfin sa conversation avec Ethan, occupé à s’étirer sur son siège, et adresse un signe de tête en direction d’Alexandra.
— Tu peux me prendre Laura avec toi à la visite ? demande cette dernière.
Le regard d’Ethan plonge à nouveau sur moi et je me sens me rapetisser sur ma chaise face à l’intensité de ses yeux noirs. Ma responsable chercherait-elle déjà se débarrasser de moi ? Mon cœur se serre au fond de ma poitrine à cette idée.
— Si tu veux, oui, acquiesce Fred en haussant les épaules. Ethan peut la prendre avec son groupe d’externes. Une de plus, une de moins, ça ne devrait rien changer.
Le cardiologue adresse un clin d’œil complice à Ethan dont le visage s’éclaire d’un sourire. L’allusion me refroidit presque instantanément. Alors c’est ce genre de gars… Je suis presque déçue mais pas réellement surprise : la réputation des internes en médecine les précède bien au-delà des murs des CHU.
— Parfait, annonce Alexandra dans un sourire radieux, cela lui permettra d’avoir une première approche des patients.
Je lance un regard désespéré à l’intention de ma responsable mais cette dernière s’est déjà replongée dans la contemplation de la base de données informatique du service.
— Tu prends de quoi noter ? demande Fred à mon intention, on y va.
Je comprends tout à coup que je ne parviendrai pas à échapper à cette visite. Je hoche donc la tête, m’empare de mon calepin et daigne me lever afin de suivre l’interne et son chef d’unité.
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