Nous avions passé la matinée à discuter de Nekmek et des stratégies mises en place pour les entraînements. Ces échanges intenses avaient alourdi l'atmosphère, et Krust, soucieux de changer de sujet, m'invita à partager le déjeuner en sa compagnie. Il espérait entendre le récit de mes aventures, désireux de clore la matinée sur une note plus positive. J'acceptai son offre avec reconnaissance, suivant mes hôtes jusqu'à la salle à manger.

La pièce, baignée de lumière, se distinguait par ses nuances de vert et de blanc cassé. Une brise légère, pénétrant par les fenêtres ouvertes, apportait une fraîcheur agréable. Sur la table, des mets délicats, dont les effluves alléchants éveillaient mes sens, étaient disposés avec soin. Je remarquai des tartes aux légumes, des légumes vapeur, et ce qui semblait être du gibier fraîchement chassé.

Alors que je m'apprêtais à tirer ma chaise, Abelord, fidèle à ses manières courtoises, prit les devants. Je le remerciai d'un signe de tête, et il alla s'installer en face de moi, tandis que Krust prenait place en bout de table.

Nous commencions à savourer le repas lorsque Krust, après avoir pris une bouchée, me demanda :

— Alors, ces deux ans de voyage, qu'en as-tu retiré ? T'ont-ils permis d'apprendre de nouvelles choses ?

Je le regardai un instant, cet homme à la prestance royale, dont le visage marqué par le temps dissimulait un amour profond pour son peuple et sa famille. Ses cheveux blancs et sa barbe grisonnante accentuaient l'aura de sagesse qu'il avait acquise au fil des années. Mais ce furent ses yeux, d'un bleu intense, les mêmes que ceux de ses fils, qui captèrent mon attention. Je répondis avec sincérité :

— Oui, j'ai beaucoup appris et perfectionné mes pouvoirs. J'ai aidé de nombreuses personnes dans les villages que j'ai traversés, et j'ai rencontré des âmes remarquables. Je suis heureuse d'avoir entrepris ce voyage !

Au moment où je prononçai ces mots, un souvenir s'imposa à mon esprit. Un village isolé dans les plaines du sud, ses habitants terrifiés par une mystérieuse maladie qui se propageait. Je revoyais le visage d'une mère désespérée, suppliant que je sauve son enfant. Mon pouvoir, à l'époque encore mal maîtrisé, m'avait permis de ressentir l'angoisse et la détresse qui émanaient de la population. J'avais pris un risque immense en canalisant mes capacités pour comprendre l'origine du mal. Et, dans un ultime effort, j'avais réussi à purifier l'eau contaminée qui était à l'origine de la maladie. Ce moment m'avait profondément marqué. Non seulement j'avais sauvé des vies, mais j'avais aussi compris l'étendue de mes pouvoirs et leur potentiel.

— Je suis ravi que tu aies pu découvrir les recoins d'Elarea, dit Krust en hochant la tête. As-tu visité les grandes villes ?

— Non, je ne suis allée qu'aux abords. Ce sont les gens du peuple que je voulais rencontrer. Je sais que j'aurai le temps de parcourir les Cités. Surtout si je peux me rendre utile, compte tenu de ce qui se prépare...

En prononçant ces mots, je ressentis un changement imperceptible dans la pièce. Une tension subtile émanait de Krust, bien dissimulée sous son calme royal. Ses yeux s'étaient légèrement durcis, et même si son sourire demeurait, une vague d'inquiétude flottait dans l'air. Abelord, lui, resta impassible, mais ses émotions ne m'échappèrent pas. Sous son masque de rigueur, une légère inquiétude se mêlait à une forme d'admiration. Je perçus chez lui la fierté d'un frère aîné, veillant sur sa cadette.

— Que veux-tu dire par là ? demanda Abelord, son ton devenant plus grave.

Je pris une inspiration, sentant le poids de ce que j'allais dire.

— Je veux être utile à Nekmek, pour vous et pour Elarea. Si mes pouvoirs et mes connaissances peuvent apporter quelque chose, alors je suis prête à les mettre au service de notre cause...

Krust se racla la gorge, son visage marquant la réflexion.

— Je ne veux pas que tu t'imposes des responsabilités qui ne sont pas les tiennes. Nous avons des armées, des espions, des gens qualifiés...

— Et ? l'interrompis-je. Je ne suis pas qualifiée, peut-être ? J'ai suivi l'entraînement militaire de l'école, j'ai perfectionné mes pouvoirs. J'ai acquis des compétences spécifiques que peu de mes camarades possèdent. Pourquoi ne serais-je pas qualifiée ?

Je me rendis compte que mon ton était monté trop vite, trop fort. Vexée, je sentis la honte me monter aux joues.

— Je vous demande pardon, murmurai-je en baissant les yeux.

Je perçus un sourire sur le visage d'Abelord avant qu'il n'éclate d'un rire franc. Surprise, je ne comprenais pas ce qui le poussait à rire ainsi, et je vis Krust partager mon incompréhension. Abelord reprit son souffle avant de déclarer :

— Si l'un de mes frères ou moi-même avions osé répondre de cette manière, nous serions déjà au cachot à méditer sur nos paroles. Il rit de nouveau. Excusez-moi, père, mais tu laisses passer bien des choses avec cet enfant.

Krust, amusé à son tour, éclata de rire. Je me joignis à leur joie, reconnaissante de faire partie de cette famille.

— Il est vrai que cette jeune femme est bien plus forte qu'elle n'en a l'air, reprit Krust en me regardant avec affection. Je suis désolé si mes paroles t'ont blessée. Ce n'était pas mon intention. Je voulais seulement te protéger, mais je me rends compte que tu n'es plus la petite fille que nous avons accueillie il y a dix-sept ans. Je t'accompagnerai dans chacun de tes projets, comme je l'ai toujours fait.

— Moi aussi, tu as tout mon soutien, ajouta Abelord. Mais sois prévenue, tes erreurs seront sanctionnées comme celles de n'importe quel collaborateur. Réfléchis avant d'agir et ne confonds pas détermination avec imprudence.

Un silence s'installa, et je perçus à nouveau cette légère tension. Abelord reprit, plus sérieusement cette fois :

— Tu dois savoir que ce que tu entreprends sera semé d'embûches. Les ennemis que nous affrontons ne sont pas que des guerriers. Il y aura des complots, des mensonges, et parfois, tu devras faire des choix difficiles. Tu ne seras plus seulement une élève ou une sœur pour nous, Tyana. Chaque décision que tu prendras aura des répercussions sur des vies humaines.

Ces paroles frappèrent avec une gravité que je ne pouvais ignorer. Je savais à quoi je m'engageais, mais les entendre ainsi, posées clairement par Abelord, ajoutait un poids supplémentaire à ma détermination.

— Je suis prête, dis-je calmement. Je jure de rendre mon Roi fier et ma famille heureuse.

Ils se levèrent à leur tour et placèrent leur main droite sur leur cœur en abaissant la tête, un geste symbolique d'Elarea signifiant qu'un Roi acceptait une demande ou un engagement. Fière de moi, je savais à présent que j'avais leur bénédiction pour mener à bien ma quête.

Abelord me lança un regard taquin, brisant la solennité de l'instant.

— Ah, Tyana... je me souviens encore du jour où tu as essayé d'utiliser tes pouvoirs pour faire pousser un pommier dans le jardin royal en un temps record. Sauf que tu as accidentellement réveillé toute la faune alentour, et des dizaines de lapins et oiseaux ont envahi le palais. Le chaos total ! Le jardinier ne t'a jamais pardonné, il lui a fallu des jours pour tout remettre en ordre.

Il sourit, amusé, et Krust secoua la tête en riant doucement.

— Je m'en souviens, répondis-je en riant à mon tour. J'ai juré de ne plus jamais précipiter la nature... surtout en présence d'un jardinier en colère !

— Ce serait préférable, répliqua Abelord en me lançant un clin d'œil complice. Les lapins ne se sont jamais sentis aussi bien dans nos cuisines depuis cet épisode.

Le rire qui suivit dissipa la tension qui avait flotté plus tôt dans la pièce. Malgré l'incertitude qui pesait sur l'avenir, il me restait encore quelques instants de légèreté avant de me lancer dans cette nouvelle aventure.

Il ne me restait plus qu'à réunir mes deux compagnons pour savoir qui m'accompagnerait dans cette quête. Mon esprit, cependant, était déjà tourné vers les défis à venir, consciente que ce qui m'attendait ne serait pas aussi simple que de faire pousser des pommiers.