Chapitre 2
Ainsi les deux frères furent affectés dans les contingents du roi salien Childéric, dont les bataillons progressaient en Gaule vers le sud-Ouest depuis Tournai, aux confins des frontières germaniques.
La mère leur prépara un léger barda et de quoi manger pour la journée. Ils prirent la route sans attendre, pour rejoindre leur régiment d’affectation aux abords du fleuve Somme. Plusieurs jours de trajet les attendaient dans une campagne inconnue. En territoire cependant conquis par les Francs, le voyage devait se dérouler dans une relative tranquillité. Chemin faisant, les deux jeunes francs se protégeaient mutuellement. La grande confiance qu’ils mettaient dans leur adresse à la hache, leur procurait un fragile sentiment de sécurité.
Le périple se déroula sans encombre, ils rencontrèrent peu d’habitants, même dans les hameaux où ils faisaient des haltes pour se restaurer. Ils ne s’étaient jamais retrouvés tous les deux, sans les parents, à longueur de journée et de nuits. Leur relation prenait forme, chacun à sa place. L’aîné et le cadet. Ils savaient tous les deux l’importance dans la loi salique d’être le premier fils. C’était lui l’héritier désigné. Cela arrangeait bien Rigomer, qui avait ainsi la liberté de faire ce qu’il voulait de son existence. A l’opposé, une certaine pression sociale s’installait lentement sur les épaules de Aldric. Il succéderait à son père en tant que chef de famille, c’était écrit. Au-delà des considérations successorales, il n’en restait pas moins deux frères dans la vigueur de l’adolescence qui s’aimaient et qui auraient donné leur vie l’un pour l’autre s’il le fallait. Différents mais indissociables, les deux faces d’une même pièce. De caractère opposé, ils prenaient plaisir se chamailler, et même à se battre pour mesurer leur force.
- C’est encore loin ? j’ai mal aux pieds
- Arrête de te plaindre Rigomer. On a fait une partie du trajet sur une charrette, tu étais assis. Et puis si tu n’avais pas raté ce lancer de hache, nous n’en serions pas là !
Le gamin se mit à sangloter. Son frère lui donna une tape dans le dos avant de le serrer contre lui comme s’il allait l’étouffer.
- Allons, courage mon frère. Tu es un Franc. Si tu veux devenir aussi fort qu’un chef comme Childéric ou Mérovée, tu ne dois pas pleurnicher.
- Mérovée n’a pas existé, c’est juste une légende qu’on raconte, grommela le jeune Rigomer
- Ne dis jamais ça devant nos guerriers si tu tiens à ta peau. Mérovée est notre ancien roi. Il est comme un père pour nous les Francs, nous devons le vénérer pour toujours.
Enfin la vallée décrite par le père, leur destination finale, était en vue. Un camp militaire immense s’étendait le long du fleuve.
Ils se présentèrent sur recommandation du chef de leur village et furent accueillis par un dénommé Maloric, officier de son état. Après une évaluation sommaire de leur physique, Aldric, dans la vigueur de l’adolescence, fut affecté dans l’infanterie. Rigomer, qui n’était encore qu’un enfant, ne pouvait incorporer la compagnie de fantassins. L’officier recruteur considéra qu’il serait plus utile à effectuer des tâches subalternes de commis. Dès le premier jour, on lui demanda d’écosser des tonnes de fèves et de haricots.
Épuisés par cette première journée de labeur, les deux frères se retrouvèrent le soir autour d’une soupe.
- Aldric, je te le dis, je ne resterais pas ici à éplucher des légumes…
- Calme-toi, tu es un jeune chien fou, on vient d’arriver. Ils nous testent afin de savoir si nous sommes à la hauteur pour servir le général.
Les corvées harassantes se succédèrent au fil des jours. La bonne volonté du début fit place à des courbatures.
Guettant la moindre occasion pour échapper aux tâches ingrates, tandis qu’il se rêvait Héros des Francs et pas esclave en cuisine, Rigomer ne laissa pas passer sa chance quand elle se présenta. Au milieu des fours et des casseroles, le caporal hurla un appel à la cantonade. Il cherchait des volontaires pour rapporter des jarres de vin du village romain voisin. Rigomer leva la main aussitôt.
- T’es trop petit toi, ces outres pèsent le double de ton poids, dit le gradé
Rigomer tenta bien de négocier. Une bourrade du gradé stoppa net son argumentation, il fut projeté dans une botte de paille. Ruminant sa contrariété, il se mura dans le silence. Finalement, le caporal désigna d’office les volontaires, en choisissant les plus costauds.
L’armée avançait toujours vers le sud. Après avoir pris des villages rétifs aux environs de Compiègne, la prochaine mission du régiment avait été annoncée. Les nouvelles recrues allaient devoir montrer de quoi elles étaient capables. Malgré son caractère déjà affirmé, le jeune Aldric n’en menait pas large. L’appréhension de l’inconnu était liée à une trop rapide intégration dans la troupe, sans formation aux techniques guerrière. Il avait bien demandé si on lui enseignerait des techniques de combat. Maloric, dans un sourire sardonique, lui avait répondu qu’il serait formé à l'affrontement à la lance et au glaive, s’il survivait à son « baptême ». Aldric comprit qu’il s’agissait du premier assaut auquel il allait participer, et ce n’était pas fait pour le rassurer. Intuitivement, il savait déjà que sa vie n’avait qu’une importance toute relative, et qu’au combat face à l’ennemi, il serait en première ligne.
L’objectif annoncé était de prendre une importante position romaine située, dans la vallée de l’Oise, à deux jours de marche. Aldric, ne tarda pas à appréhender qu’il allait devoir se surpasser pour être digne d’être un soldat de l’armée de Childéric.
Au petit matin, Rigomer se glissa parmi le groupe en partance pour le village romain non loin de là. Sa petite taille et sa faculté à se faire oublier au milieu des autres avaient pour but de tromper la vigilance du caporal. Se faufilant tel une anguille, il se découvrait des talents d’artiste de l’esquive. À tel point, que le chef ne remarqua pas sa présence. Lors du déplacement, il se retrouva à un moment dos à dos avec un grand rouquin, qui en reculant, le bouscula légèrement. Le grand dadais se retourna brusquement, mais n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit. Les yeux écarquillés, le jeune Franc avait mis son index en travers de sa bouche. Leurs regards se fixèrent. Instantanément, comme un fragment d’éternité, il passa dans cet échange de regard, une puissante émotion irrationnelle. Un choc bienfaisant. Toute l’humanité du monde vivant. L’instinct de survie. La douloureuse gravité de l’existence. Le poids insupportable de la responsabilité à prendre soin des siens. Les yeux clairs comme un lac de montagne, au milieu d’un visage poupin parsemé de taches de rousseur, le fixaient, lui inspiraient une confiance qu’il n’avait jamais ressentie jusqu’à lors. Le garçon roux brisa doucement le moment suspendu.
- Je m’appelle Baudaud
- Et moi Rigomer. Tu viens d’où ? dit le jeune Franc en chuchotant.
- Un village perdu au milieu de nulle part, dans le Pays de Bray
- Et tu as fait quoi de mal pour venir ici ? Tes parents t’ont puni ?
- Je suis orphelin, j’ai été recueilli par des gens qui me tapaient alors je suis bien content de m’être enfui. J’ai été recueilli par un détachement de soldats, et j’ai atterri dans ce camp.
Malgré son air fanfaron, la tignasse rousse dissimulait mal la peine profonde qui transpirait de tout son être.
Les travaux incessants s’enchaînaient dans le camp militaire en perpétuelle ébullition. Les deux adolescents s’arrangeaient toujours pour y aller ensemble. Baudaud, tel un bouchon de liège ballotté dans l’immensité de l’océan, cherchait une âme charitable à qui s’accrocher, une raison de vivre. Son mal d’affection se mua progressivement en amitié pour le jeune Franc de Clignancourt, qui le lui rendait bien. Ils s’étaient trouvés.
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