Chapitre 3
Les consignes avaient été claires ; à l’approche des fortifications, la première ligne, à laquelle appartenait Aldric, devait se positionner au plus près de la palissade. Puis ce serait au tour des bûcherons d’agir, protégés par les guerriers, afin qu’ils fassent tomber quelques poteaux le plus rapidement possible. Dès qu’une brèche de la taille d’un homme serait formée, ils pourraient tous s’y engouffrer.
Tapis dans les bois alentour, les guerriers retenaient leur souffle. Les membres engourdis par l’attente et le silence ordonné. Les sens en éveil, les doigts serrés autour des manches des lances et des haches, tandis que les premières lueurs de l’aube annonçaient une belle journée sans nuages.
Ce serait un carnage.
Au signal silencieux, l’assaut fut donné, les Francs se précipitèrent à découvert au péril de leur vie.
Des légionnaires dissimulés derrière des murs de bois à chaque angle surveillaient le fortin. L’alerte résonna dans le camp Romain avant même que les assaillants n’atteignent la palissade.
Dans la fureur et le vacarme de l’attaque, le fracas des armes et des corps qui s’entrechoquent ne tarderait pas à ponctuer douloureusement cette funeste matinée.
Le danger était de tomber et de se faire écraser par la meute. Le casque d’Aldric trop grand lui tapait sur le front à chaque enjambée et le gênait pour avoir une vision claire tout autour. Il n’avait jamais couru d’une façon aussi grotesque. Comme lui, quelques adolescents se retrouvaient au milieu de jeunes adultes plus forts, plus matures. Ils se sentaient à la fois protégés et en grand danger. Aldric s’agrippait à sa francisque, pour se rassurer, comme si c’était sa meilleure amie. Sa vie dépendait de son habileté au maniement de l’arme. Les années d’exercices lui revinrent en mémoire comme un éclair. Il lui fallait être à la hauteur. C’était le moment de vérité. Il vit aussi sa mère qui pleurait son fils aîné disparu. Non il était hors de question qu’il fasse vivre cet enfer à sa mère adorée. Il devait survivre à cette bataille.
Les Romains tentèrent une sortie. Dans un premier temps, ils eurent l’avantage de la surprise, en prenant à revers le bataillon barbare. Ils embrochèrent les premiers soldats francs. La première vague d’assaut avait presque atteint la palissade. Aldric, assista de loin à la charge des Romains. Rapidement les Francs firent volte-face. L’affrontement fut violent, comme deux pachydermes qui s’entrechoquent. Aldric dégaina sa francisque, se faufila au milieu de la lutte. Le premier Romain qui se trouva face à lui n’eut pas le temps de réagir, il avait déjà le jarret sectionné net. Il s’écroula sur lui-même tel un vulgaire sac de fèves. Le jeune Franc sentit une étrange sensation monter en lui. Bien sûr il s’était déjà battu au village, mais là, les sens en éveil, il était presque effrayé par le bouillonnement intérieur qui envahissait son cœur. Sa vision et son ouïe dans une perception affûtée, lui procurait une décharge d’excitation comme l’éclair dans la nuit d’orage. Plus tard, après la bataille, il eut un sentiment de honte d’avoir pris du plaisir au massacre, mais la fureur qu’il l’habitait à cet instant faisait surgir une férocité animale, inconnue jusqu’à lors. Il ne pouvait lutter, elle le submergeait.
Malgré une défense acharnée des Romains, les Francs prirent l’avantage grâce à leur surnombre. Plusieurs poteaux de l’enceinte avaient été abattus, ils pénétrèrent dans le camp. Ce fut la débandade, ponctuée de cris et de bruits de lames qui tranchent les chairs et les os. Quand les derniers défenseurs encore debout n’eurent plus aucun espoir, ils se rendirent et furent faits prisonniers.
Des râles de douleur ponctuaient le champ de bataille jonchée de corps sanguinolents. Ceux qui ne pouvaient être sauvés furent achevés pour les libérer de leur souffrance. Le chef demanda qu’on approche les carrioles pour y charger les nombreuses dépouilles. En raison de son jeune âge, Aldric échappa à cette tâche macabre. Les malheureux des deux camps furent jetés dans une fosse commune fraîchement creusée.
Ainsi, les armées de Childéric progressaient lentement mais sûrement depuis le Nord. Tandis que d’autres généraux se déployaient vers les autres points cardinaux.
Le soir venu, les deux frères se retrouvèrent. L’aîné ne voulut pas parler de l’horreur qu’il avait vécue. Les gorges tranchées, les flots de sang, les membres coupés, les hurlements… Ces visions le hantaient déjà.
- Moi je suis allé au village voisin pour y chercher des jarres de vin, dit Rigomer.
L’esprit de Aldric était confus. Le décalage entre sa journée et celle de son frère le désorientait. Il faillit hurler de douleur, mais il se retint au dernier moment pour ne pas effrayer son cadet. Rigomer n’était encore qu’un enfant, pensa-t-il, alors inutile de le tourmenter. Aldric garda pour lui la sourde tristesse qui envahissait son cœur.
La nuit venue, des fragments de réalité lui apparurent, les visages familiers de ses parents, les rues qu’il fréquentait à Clignancourt, les jeux d’adresse avec ses amis. Ces visions de bonheur s’estompèrent pour laisser place aux cauchemars. Il se retrouvait au cœur de la mêlée, le chaos se déchaînait autour de lui. Ils revoyaient la figure des opposants qu’il avait occis et l’odeur du sang lui saturait les narines. Les silhouettes se fondaient et se dissipaient dans une danse funeste, leurs mains tendues demandant de l’aide... Le sommeil, loin d'être réparateur, était une torture continue. Chaque réveil en sursaut apportait une brève conscience de la réalité, avant que la fatigue ne le replonge dans les abysses de son esprit. La sueur perlait au front, son corps tremblait, sa respiration se faisait haletante. La nuit fut interminable.
Les premières lueurs de l'aube n'étaient qu'un pâle soulagement, le jour apportait un répit fugace, une paix fragile. Il appréhendait déjà la nuit suivante, alors il implora mentalement Mérovée de libérer son âme de ces sinistres souvenirs. Il avait connu la peur et elle était inextinguible.
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