Chapitre 1
Au cœur des forêts denses, le déboisement avait laissé place à un village récemment installé. Les maisons de bois et de torchis avaient été disposées en cercle concentrique autour d’une large place centrale. Les épais toits de chaume, inclinés pour faire face aux intempéries, indiquaient une implantation dans la durée. Non loin de cette communauté franque - établie dans l’actuelle Clignancourt - se tenaient de splendides villae gallo-romaines faites de pierre et de brique, le domaine avait pour nom Clippiacum (Clichy). Certaines maisons délabrées avaient été abandonnées par leurs locataires. Colonnes brisées et murs fissurés donnaient le sentiment d’une grandeur révolue. Toutefois, certains gallo-romains voulaient encore croire à la puissance de Rome. Ils continuaient de vivre dans ces demeures décrépies, tentant de maintenir les coutumes à la mode romaine malgré la décomposition de l'Empire. Le contraste entre les structures élégantes, même défraîchies, et les habitations plus modestes des Francs créait un tableau saisissant de mélange de cultures et de transition des époques.
Les deux communautés, bien que proches géographiquement, restaient souvent distantes dans leurs interactions. Les Francs avec leur mode de vie tribal et guerrier, et les Gallo-Romains, héritiers sophistiqués d’une civilisation en voie de décadence, vivaient côte à côte dans un fragile équilibre. Les échanges commerciaux et culturels se faisaient néanmoins, chaque population apportant ses propres savoirs et richesses à l'autre, tissant lentement une nouvelle trame de progrès dans ce coin de Gaule en plein bouleversement.
*
- Aldric ! Je t’ai déjà dit de ne pas te battre avec ton frère si près de cette demeure romaine. La matrone des lieux est déjà venue me trouver pour se plaindre.
- Mère, si ces Romains n’aiment pas nos coutumes, il va falloir qu’ils s’y habituent, grommela le jeune Franc. Pis d’abord je me bats pas, on s’entraîne au maniement de la francisque.
Le lendemain, occupés à leur activité favorite, ils avaient entrepris de viser un vieux chêne. Le lancer de hache était leur passion.
Le frère cadet, prénommé Rigomer, était moins habile que l’aîné, alors quand un fâcheux lancer manqua l’arbre centenaire et vint se ficher dans la porte de la demeure romaine, il devint blême.
Le propriétaire des lieux, un certain Lucius, alerté par sa matrone de femme, ne tarda pas à faire son apparition. C’était un gaillard, plus très jeune, ancien centurion, réformé des Légions de Flavius. Furibond, il éructa des injures dans un latin que les jeunes Francs ne comprenaient pas. Confronté à la fierté des adolescents qui ne s’excusaient pas, il eut un geste qu’il devait regretter toute sa vie. Il agrippa par le col le petit Rigomer et le secoua violemment. Le sang de Aldric ne fit qu’un tour, d’un mouvement vif et précis, la hache dessina un arc de cercle dans l’air et trancha net le poignet du malheureux centurion à la retraite. Un hurlement bestial traversa Clignancourt et Clichy réunis. Prenant les jambes à leur cou, les deux frères détalèrent dans le bois environnant.
Dès le lendemain, le chef du village Franc, ayant eu vent du méfait, décida d’intervenir et se rendit à la maison des contrevenants.
- Vous connaissez notre Loi salique ? s’adressant aux parents.
Ils baissèrent la tête et acquiescèrent.
- Alors vous savez le prix de la réparation. Pour une main coupée, vous devrez verser un wergeld de 50 sous au Romain.
Pour régler les différends entre les habitants des deux collectivités, il fut placardé sur le vieux chêne centenaire, un rappel des termes de la loi.
« Afin d’éviter les vengeances personnelles qui nuisent à la bonne entente entre les communautés, les règles de la Loi salique sont instaurées. Au coupable de verser des dommages et intérêts à la famille de la victime. Le wergeld est le prix de l'homme. Un condamné ne pouvant honorer l’amende devient l’esclave de sa victime ou de sa famille.
I. Le Franc qui aura volé un Gallo-Romain sera condamné à payer 30 sous
II. Le Gallo-Romain qui aura volé un Franc sera condamné à payer 60 sous
III. Le Franc qui aura coupé une main à un Gallo-Romain sera condamné à payer 50 sous
IV. Le Gallo-Romain qui aura coupé une main à un Franc sera condamné à payer 100 sous
V. Le meurtrier d’un Gallo-Romain sera condamné à payer 100 sous
VI. Le meurtrier d’un Franc sera condamné à payer 200 sous. Si le Franc fait partie de la garde du roi mérovingien, le meurtrier est condamné à mort. »
Le lendemain, le père demanda à ses fils de le rejoindre.
- Aldric, Rigomer, vous ne pouvez rester ici. Malgré la loi, ils voudront se venger, car je n’ai pas le wergeld demandé. J’ai trouvé un arrangement avec le chef du village. Vous partirez comme conscrit dans l’armée Salienne, vos premières soldes serviront au paiement de l’amende.
Les deux frères ne furent pas surpris de la décision paternelle. Ils savaient que leurs parents n’étaient pas riches. Au village, ils avaient connu un de leur camarade qui avait été enrôlé dans la troupe après avoir commis un méfait.
Leur petite sœur était en pleurs. L’aîné de la fratrie était l’idole de la petite Garamonde, comme un deuxième père pour elle. Depuis sa naissance, un lien indéfectible les liait. Lui qui pouvait se montrer brutal, le sang de générations de barbares coulait dans ses veines sans équivoque, devenait doux comme un agneau quand il prenait sa sœur dans les bras. Depuis qu’elle savait marcher, elle lui courait après, en relevant les pans de sa robe de laine, les petites nattes blondes flottants au vent, cherchant son regard, son admiration. L’annonce du départ fut un déchirement.
Annotations
Versions