Chapitre 31 – L’Accident
La dernière cascade se met en place. Natalia est harnachée en haut du mur par les techniciens de sécurité. Elle effectue quelques essais en descente douce, afin que les techniciens fassent leurs dernières vérifications et ajustements, et qu’elle prenne également ses marques. A priori, tout fonctionne, les caméras sont prêtes, les rails aussi, et toutes les équipes sont déjà au taquet. Le tournage va débuter, Sophie et moi nous éclipsons gentiment pour rejoindre le lieu d’une autre intervention d’urgence, laissant à contre cœur mon ex bien aimée en tête à tête avec son vertige.
Après une première descente en position horizontale et à vitesse réelle, Natalia a le cœur au bord des lèvres. Elle met un certain temps à reprendre ses esprits sur le matelas de réception, mais assure que tout ira bien et qu’elle va persévérer autant qu’il faudra. Elle refuse d’abandonner, « the show must go on » clame-t-elle. On la remonte alors en haut de l’échafaudage en retendant les câbles de maintien. Tout le monde se replace et recommence ce petit manège durant deux ou trois prises.
Mais après la troisième descente, on entend soudain des grondements inquiétants en provenance de la structure métallique. Les techniciens demandent le silence en faisant une multitude de vérifications, tout le monde tend l’oreille. Puis finalement, après un check-up complet en bonne et due forme, le réalisateur décide de continuer quand même. Alors que l’actrice principale se positionne en haut de la façade pour entamer sa descente vertigineuse une nouvelle fois, toute l’installation se met alors à vibrer dangereusement. Les planches formant le plan incliné craquent, l’acier tremble et grince, des vis commencent à ressortir de leur gond. Après un bref instant d’incertitude, le coordinateur de cascade hurle aux équipes de s’éloigner immédiatement. C’est la panique dans le hangar ! Tout le personnel court dans tous les sens, chacun essayant de se carapater le plus loin possible du mur qui menace désormais de s’écrouler.
Tous ? Non. En haut des palissades, Natalia tente de se défaire de son harnais qui refuse obstinément de s’ouvrir. La boucle de verrouillage reste désespérément coincée, mais personne ne s’en aperçoit, trop absorbés par l’agitation ambiante et l’envie purement égoïste de se mettre en sécurité. Les mécaniciens s’affairent tout de même en bas de l’armature métallique, essayant dans un dernier geste acharné mais vain de retenir l’inévitable en calant des échelles contre les pieds de la structure. Mais la façade vibre de plus en plus et l’actrice peine désormais à garder son équilibre, assise sur le rebord. Finalement, les mécanos s’enfuient à leur tour, abandonnant ce qu’ils savent perdu d’avance.
En les voyant s’éloigner à grandes enjambées, Natalia commence à paniquer. Après avoir essayé, à défaut d’arriver à se libérer du baudrier, de retirer les mousquetons qui la relient aux poutrelles d’acier, elle finit par glisser de son piédestal et se retrouve suspendu dans le vide, à plusieurs mètres au-dessus du sol. Elle est alors ballotée en tous sens, et se claque dans les planches de bois peintes donnant l’illusion d’un pan de mur de bâtiment, ramenée inlassablement par les lois de la physique vers ce qu’elle pense qui accueillera son dernier souffle. Elle appelle à l’aide, mais le brouhaha provoqué par le vent de panique et les morceaux de ferrailles qui commencent à se détacher de la structure recouvre ses cris.
C’est à ce moment que je passe, l’esprit ailleurs, dans le couloir jouxtant le hangar. En entendant les cris et vociférations, je tourne la tête machinalement et jette un rapide coup d’œil sans m’arrêter, par simple curiosité. Après une fraction de seconde d’incrédulité, je stoppe mon cheminement et fait un pas en arrière pour reporter mon attention sur l’intérieur de la pièce, où la panique est désormais à son point de non-retour. C’est pire qu’un film catastrophe : Les employés s’affairent dans tous les coins, certains hurlant des ordres aux différentes équipes, d’autres prenant tout simplement leurs jambes à leur cou. Il n’y a plus de hiérarchie, chacun pensant plutôt à sauver sa peau en priorité. Devant ce spectacle d’horreur, je réalise soudain qu’il s’agit du hangar dans lequel se déroule normalement la cascade de Natalia. Je la cherche alors du regard dans cette foule compacte qui cavale partout. J’avance en écartant les autres et tournant la tête de tous les côtés, espérant et priant pour voir sa gracieuse silhouette sur la terre ferme, en sécurité.
Mais lorsque je l’aperçois enfin, ce n’est malheureusement pas le cas. Suspendue en haut du mur, elle se débat encore contre ce foutu harnais qui reste résolument coincé, vacillant au bout des câbles en se faisant plaquer brutalement contre la paroi par les oscillations de la structure. Elle continue d’appeler à l’aide, complètement paniquée, en vain. Je constate que les parties métalliques qui retiennent l’installation sont en train de se détacher, les vis volant et sifflant aux oreilles des passants qui courent se mettre à l’abri. C’est maintenant toute la façade qui commence à pencher à vue d’œil. Je me précipite en courant vers elle, bousculant le reste du personnel en proie au plus grand désarroi pour atteindre au plus vite celle qui fait toujours chavirer mon cœur.
Je tente de l’appeler et lorsqu’elle perçoit enfin le son de ma voix, je l’entends hurler mon prénom, dans un cri rempli de désespoir, devenu subitement bien plus fort que la cacophonie qui nous entoure.
- ALEEEX !!!
- TIENS BON ! J’ARRIVE !
Je ne vois et n’entends plus qu’elle, qui me supplie de lui venir en aide. Mon cœur bat à cent à l’heure et l’adrénaline s’empare de moi. Après de nombreux coups d’épaules, j’arrive enfin tant bien que mal en bas de l’installation, et cherche très vite une solution pour rejoindre Natalia, qui se cramponne aux câbles en essayant de retrouver un semblant de stabilité. Je décide alors de grimper sur l’échafaudage bringuebalant, sensé soutenir le mur et permettre aux différents protagonistes de monter jusqu’au sommet. Dans ma course, je sors de ma poche de pantalon mon opinel, fidèle compagnon offert par mon paternel au début de ma formation. Je remercie le ciel de m’avoir donné la présence d’esprit de le garder avec moi ce jour-là. Je saute d’un bond jusqu’au premier palier, et continue mon ascension à la hâte, le couteau entre les dents. On dirait un pirate qui escalade le mât d’un bateau. Un vrai film d’aventure à la Jack Sparrow ! Malheureusement je n’en ai pas la dextérité et le scénario est bien réel, sans effets spéciaux. Aussi je manque de m’étaler à terre en loupant de peu une barre de fer sur laquelle mes doigts glissent soudain. Je me rattrape in extremis d’une seule main, et souffle pour me ressaisir avant de retrouver l’équilibre. Au même instant, le mousqueton accroché du côté gauche du harnais de Naty lâche subitement, et elle a tout juste le temps de se rattraper en catastrophe au second câble en m’appelant au secours de plus belle, encore plus terrorisée. Je me retourne alors brusquement et aperçois la scène avec effroi, avant de reprendre au plus vite ma course effrénée.
Une fois à hauteur de Natalia, j’analyse rapidement les différentes options qui s’offrent à moi, en essayant de ne pas nous mettre encore plus en danger tous les deux. Je ne suis ni cascadeur, ni acteur, mais j’ai pourtant l’impression de tenir le rôle du héro de blockbuster à la place de celle que je suis sensé sauver d’une mort probable. Mais là, nous ne sommes pas en train de jouer, et tout ceci est loin d’être une fiction ! Dans la vie réelle, si je me loupe, je n’aurais pas de seconde chance et nous serons fichus… Pas de seconde prise possible. La façade ne tiendra plus très longtemps et je n’aurais absolument pas la possibilité de refaire une ascension fulgurante pour recommencer mon sauvetage. Je dois toutefois faire de mon mieux et tout donner pour lui venir en aide, coûte que coûte. Il est hors de question que je l’abandonne à son triste sort comme ça, sans avoir pu lui dire à quel point je l’aime.
Je finis par choper au vol le câble au bout duquel se balance le restant du mousqueton cassé, autrefois relié à ma demoiselle en détresse. Je le tiens fermement et prends appui sur l’échafaudage avant de me lancer dans le vide, dans sa direction. J’entends la structure métallique céder sous la pression de mon élan, et j’ai à peine le temps d’attraper l’unique câble qui la retient encore en apesanteur, de m’y suspendre avec elle et de le sectionner d’un coup sec, avant que nous ne tombions tous deux, vingt mètres plus bas.
Dans notre chute, un morceau de ferraille me lacère la joue. La douleur est furtive, l’adrénaline prend le dessus et je ne me rends pas compte que ma blessure est apparemment plus profonde que je ne le pense. Une fois atterrit dans l’épaisseur du matelas de réception qui fait son travail, je relève rapidement la tête pour m’apercevoir que l’installation tout entière est en train de nous tomber dessus. En un éclair, j’attrape le rebord du coussin pour venir l’enrouler autour de nous tel un sushi, tout en me plaçant par-dessus elle, faisant obstacle de mon corps pour la protéger. Je retiens fermement les bords au-dessus de nous, pendant que ses mains se faufilent sous mes aisselles afin de m’aider à maintenir un petit espace entre nous et notre protection de fortune. Je croise brièvement son regard, ses yeux reflétant sa peur grandissante, avant qu’elle n’enfouisse son visage dans le creux de mon épaule. Le temps nous paraît une éternité, alors que nous entendons les pièces de fer et de bois s’effondrer par-dessus nos têtes dans un vacarme monumental. A travers l’épaisse paillasse, le poids des débris de la structure qui s’amoncellent se fait sentir contre mon dos. J’essaie de ne pas écraser Natalia en gardant mes muscles contractés. Je sens qu’elle en fait de même en repoussant un peu plus le matelas derrière moi pour me venir en aide. Le bruit est assourdissant, et l’on a l’impression d’être en enfer. Pourtant, je perçois à travers ce raffut, dans un murmure qu’elle me souffle à l’oreille, un petit « Ne me lâche pas ». A ce moment précis, je suis persuadé que nous ne survivrons pas, et j’enfouis également mon menton dans son cou, voulant respirer une dernière fois son doux parfum que j’aime tant, avant de lui glisser à mon tour un « Jamais », sincère et tendre. Nos cœurs sont de nouveau réunis alors que nous sommes au beau milieu de l’apocalypse. Pompéi, tome deux.
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