Chapitre 24

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*** Dans le cabinet

« Mme Dexter, que faites-vous ?

- Je me sens mieux, je veux me lever.

- Attendez, rien ne presse, reposez-vous. Vous accumulez les chocs en ce moment, prenez le temps de souffler , je vous en conjure.

- Je vais bien docteur. Vous l'avez dit vous même; rien de grave. J'attends un enfant, je ne suis pas malade.

- Oui, c'est vrai. Mais vous avez besoin de repos, quand même. Tenez, je vous ai fait porter un peu de nourriture. Il faut le nourrir correctement ce petit. Vous avez beaucoup de courage; mais vous devez me promettre que vous allez prendre soin de vous. »

Joan tord ses mains contre sa robe. Elle tourne le dos au médecin, le temps de remettre de l'ordre dans sa tenue.

« C'est promis; madame ?

- Oui, docteur; c'est promis. Après tout, cet enfant est le dernier cadeau que mon cher époux m'aura fait. Et je compte bien l'élever dans le souvenir de son papa. »

Derniers mots qui se noient dans un sanglot. Prise de conscience brutale de cette maternité, qui s'impose à elle, inconnue d'elle jusqu'à ce matin.

- Docteur, j'apprends que je vais avoir un bébé le jour où je vais mettre mon mari en terre. Mais pourquoi ?"

Paul Martin tend la main et la pose dans le dos de sa patiente.

« Ce sont là les grandes peines de la vie. Maintenant, vous devez penser à vous et à ce bébé. Que comptez-vous faire ?

- Je n'en ai aucune idée. Pour l'instant, je dois penser à la cérémonie de cet après-midi, puis au procès qui débute et seulement après, je réfléchirai à tout cela.

- Vous avez bien raison. A chaque jour suffit sa peine.

- Oui tout à fait. L'homme ne peut accomplir que la distance que ses pieds voudront bien couvrir.

- sage parole, en effet. Le soleil se lèvera demain pour vous, et il sera bien temps de relever chacun des défis que la vie mettra sur votre route. Alors, puisque vous savez donner d'aussi sages conseils; ne soyez pas trop exigeante avec vous; prenez soin de vous et allez-y doucement. Et puis, n'oubliez pas que vous pouvez compter sur moi, ainsi que sur les Cartwright.

- Merci docteur.

- Ben Cartwright va veiller sur vous.

- oui oui, je n'en doute pas. C'est un homme bon et sensible. J'ai beaucoup de chance d'être son amie.

- Oui, c'est une épaule solide et il sera toujours là pour vous.

- Tiens mais d'ailleurs, est-il encore là ?

- Non, il est allé retrouver ses fils. Je l'y ai forcé. Ai-je eu tort ?

- Pas du tout, il a déjà tant fait pour moi.

- Il a dit qu'il viendrait vous apporter vos effets personnels, sitôt que Hoss les aura ramenés. Pour l'instant, nous allons prendre le temps de manger ces sandwich. Je n'ai pas fait porter autre chose, je ne savais pas combien de temps vous alliez dormir. Vous auriez mangé froid; alors j'ai demandé des tranches de pain et un peu de charcuterie. Et j'ai même trouvé des fruits; regardez. Vous allez me goûter ça, c'est un délice. »

*** Tard dans la soirée

"Bonne nuit, ma chère Joan. Tâchez de dormir. La journée a été longue.

- Merci Benjamin. Merci d'avoir été là.

- Non, Joan, ne me remerciez pas. »

Ben est en train de raccompagner Joan jusqu'à sa chambre. Il a fait monter un repas pour lui et Joan. Les garçons ont soupé avec Corvett dans la grande salle de l'hôtel.Hop Sing quant à lui a rejoint sa famille. Joan ne se sentait pas de descendre au restaurant. Ben a donc commandé un plateau repas avec une assiette de soupe; une part de tarte salée au jambon et au fromage et une crème au café.

"Benjamin, je voulais vous remercier pour ce que vous avez dit cette après-midi. Vos paroles m'ont touché.

- Joan, je vous l'ai dit. J'ai eu de bons moments avec votre époux, nous avons discuté beaucoup et il m'a confié des pans de sa vie, ses doutes, ses peurs. Je regrêtte de ne pas l'avoir connu davantage et je regrette qu'il y ait eu cette douloureuse histoire. Maintenant que je sais que cette lettre et ce certificat étaient des faux, j'ai honte d'avoir douté de lui.

- Ne dîtes pas ça, Benjamin. Vous avez été le premier à m'ouvrir les yeux.

- Je vous en prie Joan, je m'en veux assez d'avoir agi ainsi.

- Mais enfin, Benjamin, cessez de vous sentir responsable. Henry et moi avons été victimes d'une affreuse machination. Et celle-ci a fait souffrir tant de personnes; vous et vos fils. Et elle a coûté la vie à deux personnes, je vous en prie, arrêtez de vous sentir coupable. Vous n'avez pas à vous sentir responsable : les gens haineux font partie de la vie; tout comme le puma ou le vautour.

- Joan, il y a des moments où je me demande de quel matière vous êtes faite. Vous me mettez la tête à l'envers; vous vous abandonnez à la colère de temps en temps, ou alors vous faites preuve d'un calme hors du commun. Vous êtes deux personnes; vous avez le coeur d'un brave et la fragilité d'une agnelle.

- Benjamin, j'appartiens à deux mondes, je suis le fruit de deux cultures, de quatre influences, mon père et ma mère biologique m'ont transmis un passé, une famille, un nom mais ma tribu m'a forgé, m'a modelé. Je suis une fille de la terre, mais mes racines se dédoublent.

- J'ose espérer que vous avez pu dire adieu à l'homme de votre vie comme vous le souhaitiez.

- Oui je crois. Je ne connais plus trop les prières que vous avez récité, sans doute les ai-je un appris avec ma mère mais je n'en ai qu'un vague souvenir et ce ne sont que des mots.

- Mais vous ont-ils apporté un léger réconfort ?

- Oooui, oui, je crois. J'ai aimé l'accent que vous avez mis sur ce supposé passage entre ici et l'au-delà.

- Joan, vous vous rappelez de la conversation que nous avons eu à propos de nos croyances respectives ? J'en ai apprécié chaque minute, et notamment ce que vous avez dit à propos de la voix lactée qui entraîne les âmes de ceux qui nous ont quitté.

- Je crois alors que les hommes blancs sont plus proches de nous qu'ils ne veulent le reconnaître. L'éventualité de ces passerelles entre votre monde et le mien m'apporte une grande sérénité. Cela prouve que l'homme qui se laisse bercer par la musique du monde et de la nature est appaisé et reçoit force et secours. Allons, Benjamin, nous voilà reparti pour une nouvelle longue discussion. Mais j'aime tellement cela.

- Je pourrai rester des heures à vous écouter parler de votre culture, de votre croyance. Mais je ne veux pas amputer vos heures de sommeil. Vous devez vous reposer et prendre soin de vous. Pensez à votre enfant.

- Mon enfant; oui. Je pense déjà très fort à lui. Je sens que je l'aime déjà !

- Oh oui vous allez l'aimer. Vous serez une mère formidable; Joan, je le sais. Vous êtes une personne exceptionnelle.

- exceptionnelle, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que je suis seule, dorénavant. Henry a fait un bout de chemin avec moi, mais là, il m'a définitivement laché la main. Et je dois marcher vers demain, seule, et ce sera à moi de guider et de donner confiance à un tout petit.

- Et vous en serez parfaitement capable, ma chère. Vous allez lui donner tout votre amour; votre sensibilité, vous lui parlerez de son père et vous l'éleverez, vous le ferez grandir dans le souvenir de son père et lui vous étonnera en devenant lui, tout en étant un morceau de son père, un morceau de vous et et surtout, en étant la preuve vivante que votre amour était beau. Seul un bel amour peut engendrer de belles personnes et je sais , pour avoir vu votre amour , que votre enfant sera beau.

- vous êtes bien placés pour le dire, n'est-ce pas Benjamin, quand on voit vos trois fils, on est frappé par leur beauté et leur charme. Oh vous avez dû aimer chacune de vos femme, Benjamin.

- Oh oui, je les ai aimées. Toutes les trois, différemment mais avec la même force. Et vous savez quoi, j'ai à chaque fois crû que mon chagrin allait me submerger et que plus jamais je n'aimerai. Lorsque Inger est entré dans ma vie, j'étais un jeune papa paumé, dépassé par le poids de ce qui m'arrivait. Elle est venue à mes côtés, doucement, tendrement, et elle s'est installée, sans faire de bruit. D'abord en figure maternelle pour venir au chevet d'Adam qui était très malade, puis comme une compagne désireuse de partager mon rêve... Quand elle est morte, la douleur fut d'une rare violence, j'ai eu si mal... Et au chagrin s'ajoutait la responsabilité d'un autre enfant, pas encore sevré. J'ai surmonté mon mal-être pour mes garçons et j'ai regardé devant moi. Et sur ce chemin est arrivé ma dernière épouse, la maman de Joe. Et elle m'a été enlevée, elle aussi. Mais malgré la peine, malgré la douleur, malgré le fait que j'en suis venu à me demander si je n'étais pas maudis; je garde confiance en la vie. Et si l'amour voulait repénétrer ma vie, je serai prêt à l'accueillir. Que serions-nous sans amour, je vous le demande".

Joan, le dos appuyé contre le mur tapissé du couloir, frémit sous les dernières paroles de cet homme qui parle si bien d'amour.

"Benjamin, j'ai le coeur gris-sombre, mais j'ai envie de vous croire. J'ose croire ce que vous dîtes. Pour l'instant, j'ai juste mal, parce que mon bonheur vient d'être foudroyé. Mais je garderai au fond de mon coeur ces mots si beaux que vous venez de prononcer.

- Gardez-les le temps qu'il faudra, mais n'oubliez jamais que la vie vaut le coup d'être vécue et que viendra un jour où des heures plus douces s'offriront à vous. Cette vie qui vous inflige une telle souffrance, se fera câline et apaisante pour vous dans quelques temps. A vous d'accueillir chacun de ces temps, au rythme de ce que vous dictera votre coeur. »

Ben, pendant tout ce temps, ne lui a pas lâché la main. Il la porte à ses lèvres et l'embrasse tendrement. En retour, elle l'embrasse au coin du visage, là où les joues se fondent pour dessiner la ligne de la bouche. Baiser d'affection, baiser ému, baiser confus, baiser d'attention, baiser remerciement, baiser engagement ? Peu importe, il a un parfum de sincérité, une touche de tendresse, baiser bienveillant, « ne tardez pas, rentrez et prenez du repos ». Rien de plus. Qu'y chercher de plus ?

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