Les souliers vairons
La jeune fille était abattue. Elle se releva néanmoins et vida l’eau de la baignoire pour la remplir à nouveau d’eau froide. Mais la température de son bain ne l’intéressait guère, et elle s’y lava, se débarrassant de ces maudites cendres qui avaient contribué à son malheur. Puis, ne pouvant rester devant la dépouille de sa robe, elle sortit prendre l’air.
Le quartier était calme, presque désert. Tout le monde devait déjà se trouver au palais impérial pour le bal. Cendra s’assit sur un banc, près d’une fontaine, et éclata à nouveau en sanglots. Ne pouvait-elle donc pas rêver d’une vie meilleure ?
— Pardonnez-moi, mademoiselle…
Cendra sursauta. Elle s’était crue seule, sans quoi elle aurait retenu ses larmes pour ne pas se donner en spectacle et rester digne. Pourtant, il y avait un homme juste en face d’elle. Elle ne l’avait pas vu venir, ni même entendu avant qu’il ne prenne la parole. Son apparition était tout autant singulière que son accoutrement ne correspondait pas aux habitudes du quartier riche où Cendra vivait. Il était vêtu d’une toge pouilleuse et parsemée de trous, et portait au dos un grand sac qui semblait déborder d’objets. Il portait un chapeau trop grand qui cachait ses yeux, mais il exposait un large sourire de dents aussi blanches que ses longs cheveux. De toute évidence, il n’était pas d’ici.
— Vous me semblez avoir connu une immense déception… Je me trompe ?
À ces mots, la réalité que la surprise de cette rencontre inopinée avait éclipsée revint à l’esprit de la jeune fille tel un violent coup de fouet. Elle fut prise d’un hoquet et pleura à nouveau, le visage dans les mains, honteuse.
— Allons, allons, il ne faudrait pas gâcher ce beau minois ! lui dit l’inconnu en s’asseyant à côté d’elle pour lui tapoter le dos. Vous avez tort de vous morfondre. Pourquoi n’iriez-vous pas à ce fameux bal dont j’ai entendu parler ?
— Hélas, mon bon monsieur, je ne peux pas me présenter là-bas, renifla Cendra. Ma robe de soirée est déchirée, et j’ai l’air d’un souillon, pleine de cendres.
— Des cendres ? répéta l’homme. Je n’en vois aucune.
Il avait raison, car son bain avait eu raison de la poussière de cheminée, et la belle Cendra avait les cheveux plus propres et étincelants que jamais. Cependant, emportée par la tristesse, elle ne s’en était même pas rendu compte. N’y croyant d’ailleurs pas immédiatement, elle se retourna pour observer son reflet dans l’eau de la fontaine. Croyant y voir sa défunte mère, elle déglutit et sécha ses larmes.
— Une personne aussi belle que vous ne devrait pas avoir peur de se présenter au bal, poursuivit l’homme, toujours souriant.
— Mais je n’ai d’autres vêtements que ceux que je porte pour les tâches ménagères…, soupira la belle Cendra.
— Allons, n’y a-t-il donc pas chez vous des tenues qui vous siéraient à merveille et qui ne servent plus à personne ? demanda l’inconnu avec un air malicieux.
Cendra déglutit en se mordant les lèvres. La garde-robe de feu sa mère était encore là, même si personne n’y touchait. Elle lui ressemblait tant, était-il possible que ses anciens vêtements lui conviennent ? Elle se leva et, en toute hâte, retourna chez elle. Elle ouvrit l’armoire de sa pauvre maman et y découvrit de nombreuses et ravissantes robes. Elle en essaya une, et constata qu’elle lui allait parfaitement. Elle était d’un bleu majestueux et brodée d’or qui s’accordait à merveille avec son corps. Toute emballée, elle sortit à nouveau de chez elle et retrouva vite l’inconnu devant sa porte, comme si ce dernier l’avait suivie.
— Comment me trouvez-vous ? demanda-t-elle, heureuse de se sentir belle dans les vêtements de sa mère.
— Vous êtes magnifique, ma belle amie, confirma l’homme. Il est juste dommage que vous n’ayez que ces sabots aux pieds.
Cendra baissa la tête et observa avec déception ses sabots en bois, bien pratiques pour travailler mais si peu attirants. Hélas, elle n’avait rien d’autre à se mettre, et ne pouvait pas simplement se présenter pieds nus devant l’Empereur et le prince !
— Qu’à cela ne tienne, ricana l’homme. Si je ne suis d’ordinaire qu’un humble vendeur de bougies, j’ai tout un tas de trésors et je crois avoir de quoi remédier à votre problème !
Le regard de Cendra s’illumina lorsque l’homme, après avoir plongé sa main dans le contenu de son sac, en sortit une paire de souliers couleur vairon de belle facture. Il la lui tendit et, sans se faire prier, Cendra les essaya. Les souliers lui allaient à merveille et s’accordaient de plus à sa belle robe. De nouveau, Cendra éclata en larmes, mais de joie cette fois-ci, et elle serra contre elle l’inconnu qui se disait vendeur de bougies en le remerciant.
— Je vous en fais cadeau, dit-il alors qu’elle l’étreignait. Cela me fait plaisir ! Mais attention, car ces souliers ont le don d’attirer les regards de tous. En vous présentant au bal, personne ne pourra passer à côté de vous ni vous ignorer. Mais peu importe, puisque vous êtes si jolie dans cette belle robe. Allez, partez donc faire la fête ! Ne perdez pas votre temps en ma compagnie, vous avez mieux à faire.
Le remerciant de tout son cœur, la belle Cendra le quitta en toute hâte. Alors qu’elle atteignait le bout de sa rue, elle se retourna pour lui adresser des signes de main, mais il avait disparu. Ne prenant pas le temps de s’interroger, Cendra accéléra juste la cadence pour arriver au palais.
Là-bas, les gardes la firent entrer sans même lui demander qui elle était. Une jeune fille aussi belle ne pouvait qu’appartenir à la noblesse du pays ! Cendra commença alors à gravir les longs escaliers qui menaient à la salle du bal, suivie du regard par les hommes en armure, qui semblaient fort regretter d’avoir reçu l’ordre de ne pas bouger.
À peine fit-elle un pas dans la grande salle que la musique des troubadours cessa. Tous les regards se dirigèrent vers la belle Cendra, qui rougit, un peu gênée de cette brusque attention. Pas un seul noble, pas un seul serviteur, pas une dame ni aucun homme ne regardait ailleurs. Tous étaient comme hypnotisés par sa présence, et, une fois la surprise de son arrivée passée, la rumeur des conversations alla bon train, sans pour autant que quiconque la quitte des yeux. On ordonna aux musiciens de reprendre, ce qu’ils firent non sans mal ni fausses notes, mais cela ne frappa personne.
Beaucoup se demandaient qui pouvait donc être cette magnifique jeune femme que personne n’avait jamais vue auparavant. Ceux qui n’étaient pas trop jeunes, cependant, firent immédiatement le lien entre la jeune Cendra et sa défunte mère, à qui elle ressemblait tellement. Ses deux demi-sœurs, quant à elles, n’en revenaient pas de la voir finalement sur place. Elles allaient se diriger vers elle pour l’interroger sur la provenance de cette robe et de ses souliers quand leur mère l’Évêque leur ordonna de ne pas s’en mêler. Elle buvait une tasse de thé noir et semblait être la seule à échapper au pouvoir d’attraction des souliers, puisqu’elle avait plutôt son attention portée sur le prince héritier.
Ce dernier, comme tous les invités, ne pouvait quitter la belle Cendra du regard. Après avoir brièvement interrogé son père l’Empereur, il s’avança vers elle pour l’inviter à danser. Cendra accepta, bien trop heureuse de voir enfin la chance lui sourire.
Ils dansèrent et dansèrent toute la nuit, occupant presqu’à eux seuls la scène, puisque personne n’arrivait à la quitter du regard. Le prince lui demanda nom et adresse et Cendra lui confia tout ce qu’il demandait, tombant sous son charme. La nuit fut longue et c’est épuisée qu’elle quitta finalement le bal, toujours suivie par tous les regards jusqu’à ce qu’elle ne quitte le champ de vision des invités.
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