Chapitre 1

6 minutes de lecture

Wes est mort. La maison est vide de ses émotions, et des miennes. Je suis vidée d'énergie, de tendresse et de joie, comme une coquille échouée sur la plage.

La plage.

Wes est mort, noyé à la plage. Et maintenant, je dois vivre sans lui, comme s'il n'avait jamais existé.

D'après David, nous devons avancer, dépasser nos peines et surmonter mes pensées suicidaires. Pour Connor. Connor est notre dernier fils, orphelin depuis la perte de son frère, parce qu'une partie de moi est morte avec Wes.

David avait décrété qu'un déménagement serait un nouveau départ pour notre famille de trois. Trois et plus quatre. David, Connor et moi. La psychiatre approuve : changer d'air est une bonne idée pour guérir de ma dépression. Guérit-on vraiment un jour de la mort de son fils ? Selon elle, on apprend à vivre avec. Ailleurs. En Seine-et-Marne. Loin de la mer. Loin de la scène de la noyade, mais près de la Seine.

Apparemment, vivre à côté de Paris nous aiderait à nous fondre dans la masse, parmi tous les dépressifs. David dit qu'à Paris, la vivacité de la ville nous ferait du bien. Mais nous n'avions pas les moyens de vivre là-bas, alors il avait choisi la Seine-et-Marne.

Je ne sais pas si ce département m'attire, mais une chose est sûre : je voulais m'éloigner le plus possible de la mer.

Tarbes ne me manquera pas. C'est un coin aussi mort que Wes. Décédé. Inerte. Chaque rue me rappelle Wes. Parce que nous y vivions depuis la naissance de Connor, trois ans avant celle de Wes, il y a de ça treize années.

Connor est quelqu'un de bien, je n'en doute pas. Mais la vie sans Wes m'empêche de percevoir son bon côté. Elle m'empêche de voir tous les bons côtés. Je ne perçois plus qu'une vie de solitude et grisâtre, sans intérêt.

La psychiatre m'avait donné des antidépresseurs : 10mg d'escitalopram. Tous les jours. Peut-être que je vais mieux. Peut-être que non. La douleur de la perte de Wes continue de m'arracher le cœur, de serrer mes tripes et de me tuer lentement. J'ai envie de le rejoindre, à tout jamais. Mais David m'y en empêche. C'est pour ça que nous partons vivre à Melun, dans une campagne assez calme, mais pas trop non plus, influencée par la vie parisienne.

Nous sommes dans la voiture, tous les trois, seulement trois, à tout jamais trois. La clim est à fond et contraste avec les 32°C de l'extérieur. Nous avons décidé de déménager au mois d'août pour que Connor commence une nouvelle année sainement, en se fondant dans la masse. Les paysages deviennent déserts, bordés de champs de blé, ennuyant, fatiguant. L'envie de dormir me prend à force de constater la même vue en boucle depuis deux heures, loin des montagnes à côté de Tarbes, la où nous passions nos hivers avec Wes. Et Connor. Connor et Wes. Mes deux fils. J'ai deux fils. Pas un. Deux. Connor est encore vivant, et malgré l'amour que je lui porte, je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'il ne vaut plus rien depuis la mort de Wes.

Nous nous arrêtons à une station-service pour manger un bout. Enfin, essayer de manger. Je ne mange plus depuis trois mois. L'appétit m'a quitté aussi vite que le regard de Wes quand il a prononcé son dernier souffle. J'ai perdu quinze kilogrammes, et David n'arrête pas de me dire que je deviens anorexique. Sait-il que c'est une maladie ? Je n'ai pas le dégoût de la nourriture, juste, je n'ai pas faim. Ma psychiatre me rassure en m'expliquant que c'est un mécanisme normal de mon corps. Que chaque personne endeuillée passe par là. Voilà. Je suis normale. Je suis la norme de la normalité. Je suis surtout endeuillée et ça me tue de penser ça. Car ça concrétise la perte de mon enfant.

— On va acheter des sandwichs avec Connor, Carla. Est-ce que tu veux venir ou tu restes près de la voiture ?

La voix de David me brusque dans mes pensées. C'est comme si je n'avais plus le droit de penser à Wes. Comme si, avec ce déménagement, nous devions tout laisser derrière nous. Wes compris. Je n'ai plus le droit de penser à mon fils mort. Et je hais David pour ça. Oh, je sais bien qu'il ne veut que mon bonheur, qu'il veut me retrouver et retrouver notre famille. Mais j'ai le droit de prendre mon temps pour encaisser mon deuil, comme dit ma psychiatre.

Je suis dévastée, mais je les accompagne pour faire mine que tout va bien. Tout va bien. Nous déménageons. Nous nous offrons une nouvelle vie. Loin de tout. Loin de la mer.

Le supermarché est petit, mais on y trouve une petite boulangerie, du moins, un rayon boulangerie où des sandwichs sont entreposés. David les scrute comme s'il choisissait son enfant préféré. Jambon ou poulet. Wes ou Connor.

Connor. David a toujours préféré Connor parce qu'ils jouaient au football ensemble. Wes était loin d'être sportif, il préférait lire et écrire des histoires. Sans jamais nous les montrer, bien entendu.

— Poulet. Ça fait longtemps, tiens. Et toi, Carla ?

— Poulet aussi.

Connor était en retrait, derrière nous, dans un silence de plomb qui nous ferait presque oublier qu'il existe. Il ne parle plus depuis la mort de son frère. Ou seulement pour dire des banalités. Mais il ne nous raconte plus rien, ne plaisante plus, ne sourit plus. Une deuxième coquille vide sur la plage.

Connor prend du jambon. Parce que c'est moins bourratif et qu'il n'a pas faim. Ça l'agace de déménager, de perdre tous ses amis et ses repères. Moi, ça m'agace de perdre Wes une deuxième fois. D'abord physiquement, et maintenant, dans mes souvenirs. Mais c'est David qui choisit. Peut-être a-t-il raison. David a souvent raison. C'est pour ça que j'ai accepté ce bouleversement de vie sans broncher. "Oui, oui. David. Faisons ça. Déménageons. À Melun ? Pourquoi pas."

David tente une approche, me caresse délicatement la main en guise de soutien : "ça va aller." Je le repousse. Ça n'ira pas. Parce que mon enfant est mort. Et ça me met hors de moi de le voir aussi peu émotif face à ce drame. Oh, certes, il avait pleuré le jour où... Wes nous a quittés. Et à son enterrement. J'avais refusé de faire un enterrement religieux parce que Wes détestait le speech des prêtres, qu'il considérait comme hypocrite et comme de l'endoctrinement. Alors, je m'étais contenté d'une cérémonie à l'extérieur, pendant qu'ils enfonçaient son cercueil, son cadavre, sous terre. David avait fondu en larmes, non pas car il était triste, mais à cause de l'ambiance générale : morose et lamentable. Les invités venaient un à un nous réconforter d'une tape dans le dos, d'une bise et de mots doux ornés de reniflement. "Je suis désolé.", "Mes condoléances.", "Je suis là en cas de besoin." Or ils n'étaient jamais là, quand j'ai failli me suicider à base de somnifères et que mon mari m'a fait recracher de force les médicaments dans ma bouche. Il avait enfoncé ses doigts entre mes mâchoires et j'avais tout régurgité dans sa main. Ils n'étaient pas là non plus quand les insomnies dictaient ma vie, quand David avait commencé à s'éloigner de moi. Il ne me touche plus, ou peut-être que c'est moi qui ne me laisse plus toucher. On ne se parle qu'à peine, parce que nous n'avons plus rien à nous dire. Il ne supporte plus que je parle de Wes, alors je me tais. Et lui se tait aussi, car je veux qu'il parle de Wes, mais lui ne le souhaite pas.

— Maman, on arrive quand ?

Connor me sort de mes pensées délirantes. J'en veux à David de ne pas me comprendre. Et j'en veux à Connor de ne pas être aussi expressif que moi. Bien sûr, il est dans un piteux état aussi, mais il ne pleure pas. Tout ce qu'il fait, c'est de s'engouffrer dans un silence de mort et de se laisser crever de faim. Alors quand je le vois manger deux bouchées de son sandwich et délaisser le reste, ça me met hors de moi. Mais que puis-je faire ? Je ne peux pas le disputer pour ne plus avoir d'appétit suite à la perte de son frère. Donc je ne fais rien. J'encaisse.

— Dans deux petites heures.

Dans deux heures, nous serons à Melun, à 25min en train de Paris. Nous nous sommes promis de visiter les champs Élysées, la tour Eiffel et autres attrapes touristes. Loin de toute ma vie, de l'Espagne, de la montagne. De la mer.

— J'en ai marre de la route, annonce Connor blasé.

— Moi aussi. Mais on n'a pas le choix.

Il soupire, compréhensif, mais agacé. Nous y sommes bientôt. Bientôt, nous pourrons commencer notre nouvelle vie, à trois.

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