Chapitre 2
À peine arrivés devant notre nouveau chez nous, Carla me plombe le moral en critiquant la devanture de la maison. Petite, avec un minuscule jardin – de toute façon, nous n'avons plus d'animaux depuis que Picsou est mort brutalement – mais cosy, rassurante et spacieuse malgré tout. Deux chambres, un salon lumineux, une cuisine déjà équipée, et une salle de bain en bon état. Nous n'aurons pas à faire de travaux, et ça, c'est la meilleure nouvelle depuis que nous sommes ici. C'était une maison de rêve au vu de notre situation. Loin du centre-ville, mais près de l'arrêt de bus pour que Connor aille dans son nouveau collège dans deux semaines.
Selon Carla, c'est un "taudis", comme sa personne depuis trois mois. Elle est un taudis, complètement inhabitée, fantomatique. Carla n'est plus Carla, mais une femme anéantie, détruite, pleurant son fils tous les jours. Elle n'est plus celle que j'ai épousée, épanouie, joyeuse, à toujours me tirer vers le haut, me soutenir et me pousser à entreprendre mes projets. Cette maison, c'était la première fois qu'elle ne me disait pas : "Vas-y, fais-le ! Tu peux le faire." Oh, non. Tout ce qu'elle m'a dit, c'était : "D'accord, faisons-le." Du style, je n'ai plus aucun caractère et je me laisse soumettre aux désirs de mon mari. Mais dès qu'il s'agissait de notre intimité, elle retrouvait sa hargne, un peu trop, d'ailleurs. Elle me repoussait comme si j'étais la peste personnifiée. Je tente de lui attraper sa main, comme un couple normal, qui s'aime et qui surpasse les épreuves ensemble, mais elle m'écarte d'elle, encore une fois.
— Prends des valises et allons voir l'intérieur, m'ordonne-t-elle pour se donner l'air trop occupée pour me prendre la main.
Elle ne respire pas, s'empressant de pénétrer la maison comme s'il s'agissait d'un parc d'attractions, sans attendre une minute que j'ouvre le coffre. Connor la suit, tout en traînant des pieds. Pèsent-ils une tonne ?
Je donne les clés à Carla qui se dépêche de l'insérer dans la serrure. Boum. La porte s'ouvre. La chaleur de l'intérieur se propage sur ma peau, tandis que je suis derrière Carla, valises dans mes mains. Il fait mille degrés dans cette baraque.
Nous visitons les différentes pièces : je suis plutôt satisfait de ce que notre nouvel habitat nous propose. Ce n'est pas aussi grand qu'à Tarbes, mais nous n'avons plus besoin de trois chambres. Seules deux suffisent, dorénavant.
— Alors ? Comment tu trouves cet endroit ? m'adressé-je à ma femme, un grand sourire aux lèvres dans le but de lui transférer ma satisfaction.
— Ça va.
Bon. C'est déjà ça. Elle aime bien. Sans plus, mais rien ne la raviverait, elle est morte avec Wes. Probablement que je ne comprendrais jamais sa douleur, parce que je n'ai pas vu le corps de notre enfant encore mouillé, couché, les paupières closes et sa respiration s'arrêter lentement. C'est elle qui avait trouvé le corps, dans l'eau, après que Connor ait crié à l'aide. C'est elle qui l'a ramené sur la plage, le recouvrant de sable collant. C'est elle qui a appelé les pompiers, encore sous le choc de voir son enfant, notre enfant, à la chair pâlotte et les lèvres bleutées. Wes est mort. Et ce que je sais nous détruirait. Je le sais. Elle ne sait pas que je le sais. Pour le moment. Mais je le sais.
— David ?
C'est Carla qui m'appelle au loin, je dirais depuis notre future chambre. Je dois la protéger, nous protéger, mais au fond, je lui en veux. Notre enfant est mort et je ne peux pas m'empêcher de lui en vouloir. Je suis un monstre. Terrible monstre. La colère me submerge, contre elle, contre moi-même. Et pourtant, je me sens le besoin de la protéger.
— Oui ?
— Notre lit irait bien près de la fenêtre, tu trouves pas ?
— Bonne idée, chérie.
Je lui prends à nouveau sa main, elle se laisse faire pour la première fois. C'est, en effet, un nouveau départ. Carla se laisse enfin aller à l'idée de débuter quelque chose de nouveau. Notre relation se renouvelle, comme un Phoenix qui renaît de ses cendres.
La chaleur de sa paume me fait du bien, à tel point que j'en oublie sa moiteur. J'ai l'impression de la retrouver, de l'aimer à nouveau. Ça sera difficile, long et fastidieux, mais je m'en sens capable.
J'imagine le lit à l'endroit pointé par Carla. Elle a raison. Elle a toujours eu des bons goûts en matière de décoration. La fenêtre illumine la pièce vide, les yeux noirs de Carla rejoignent les miens et me transpercent le cœur. Elle est si belle. Bien trop belle pour qu'elle sache la vérité. Elle ne doit rien savoir, jamais.
Les pas de Connor qui grincent sur le parquet ancien se rapprochent de nous, de plus en plus vite. Il court vers nous, un sourire aux lèvres. Le premier sourire depuis trois mois. Oh, je me doute que son ancienne école ne lui manquera pas. Il n'avait plus d'amis depuis que Wes est parti. Tout le monde l'apitoyait, le regardait avec mépris et surtout, tout le monde s'était éloigné de lui, même son meilleur ami Josh. Entrer dans un nouvel établissement est comme se créer une nouvelle identité, autre que l'adolescent de treize ans qui a perdu son frère sous ses yeux. Je ne peux qu'imaginer la détresse de Connor qui a vu Wes mourir dans ses bras. C'est Carla qui me l'a dit, le lendemain, à l'hôpital : "Connor a crié à l'aide, et quand je suis arrivée, il le tenait dans ses bras." Je suis le seul qui n'a pas pu voir les derniers instants de mon fils. À ce moment-là, j'étais au travail, au Leclerc, étant responsable du secteur bazar technique, j'étais trop occupé pour répondre au téléphone. Je n'ai vu cet appel qu'une heure après. C'était déjà trop tard, Wes était enfermé dans une chambre d'hôpital. Je n'avais pas le droit de le voir. On m'a privé de mon fils.
— Ma chambre est super grande !
Connor semble enjoué de sa nouvelle vie, tout excité à l'idée de créer un nouveau cocon. Tendre et réconfortant. Peut-être même avec sa mère. Elle est libraire, et ne travaille pas le mercredi après-midi pour les enfants. Elle a du temps libre pour peindre les murs. Oui, elle pourra se rapprocher de Connor. Ils en ont bien besoin.
— Eh oui. Je n'ai pas fait les choses à moitié, plaisanté-je.
Il sourit une dernière fois et retourne se faufiler dans le fin fond de la maison. Nous pourrions même reprendre un chien. Picsou me manque. C'était un beau labrador, adorable, obéissant et protecteur. Mais un jour, il est mort. Tué par les voisins. Ils ne nous aimaient pas vraiment. Ils lui avaient fracassé le crâne avec une batte de base-ball qui traînait dans leur jardin. Je suis énervé. Y repenser me met hors de moi et je suis bien content d'être loin de tout ça maintenant.
Carla me regarde, de ses yeux tristes et maussades. Elle ne sourit pas. Elle tente tant bien que mal de cacher sa peine, mais je ne vois que son chagrin en elle. Elle est le chagrin. Le chagrin est elle. Ils ont fusionné depuis trop longtemps, et je ne sais plus quoi faire pour la retrouver. J'ai espoir que le déménagement la fera retrouver son beau sourire sincère et éclatant. Avec le temps, peut-être.
J'ai rapidement trouvé un nouveau travail. Les Leclerc, ce n'est pas ça qui manque. Je commence après-demain, avec un peu d'appréhension et de déception de devoir passer à nouveau par une période d'essai après quinze ans de carrière. Carla, quant à elle, n'a pas encore ne serait-ce que tenté d'en trouver un. Elle a besoin de temps. Depuis la mort de Wes, elle était en arrêt maladie pour dépression. J'espère qu'elle guérira, ici, à Melun.
Connor commence sa nouvelle année scolaire dans deux semaines, ça nous laisse le temps d'entamer des séances de décoration pour sa chambre. Il la veut rouge écarlate, sa couleur préférée. Il nous reste qu'à acheter des meubles. Fort heureusement, nous avons des économies de côté étant donné que nous ne partions jamais en vacances, la mer et la montagne étaient à côté de Tarbes. Dix mille euros sur notre compte commun. De quoi tenir quelques mois, le temps que Carla s'en remette et trouve un nouveau travail.
Carla me manque. Wes me manque. Pour autant, je suis rongé par la haine. Difficile d'en vouloir à...
— On devrait acheter à manger pour ce soir.
Oh. J'avais oublié, l'espace d'un instant, que j'étais avec Carla. Perdu dans mes pensées qui ressassent sans arrêt les mêmes douleurs en moi, elle m'a interrompu de sa voix douce et monotone.
— Tu as raison. McDo ?
Elle soupire. Elle n'en a pas envie, mais elle sait qu'elle n'a pas le choix. On doit manger rapidement, sans trop dépenser tant qu'elle est au chômage, et Connor ne résiste jamais à un McDo. Elle hausse les épaules, elle a succombé à cette idée. Comme celle de déménager ici. Elle avait eu la même réaction, un simple haussement d'épaules. Comme si elle s'en fichait. Plus rien ne compte pour elle depuis que Wes est mort.
Je lâche sa main, j'avais presque oublié que je la lui tenais, tant la chaleur de ma chair s'est confondue avec la sienne.
— Connor ! Devine quoi. Ce soir, c'est McDo.
Il esquisse un simple sourire en revenant vers moi. Il retrouve un peu de son naturel, mais pour autant, la peine le ronge encore. Habituellement, il aurait hurlé de joie, à m'en percer les tympans.
Carla nous rejoint, ses cernes entourent ses iris noirs au point de se confondre. Elle a l'air épuisée. Les somnifères ne fonctionnent pas ? Il faut dire que je dors très peu aussi. Depuis que je sais. Depuis que j'ai découvert que l'accident de Wes n'en est pas un. Quelqu'un l'a tué.
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