Chapitre 3
Nous arrivons au McDo, dans cette voiture que je ne supporte plus après les nombreuses heures de route que nous avons faites aujourd'hui. Mais... j'aime bien Melun. Nous vivons désormais dans un petit quartier isolé du centre-ville, là où les voisins s'endorment à vingt-deux heures et où la nuit laisse place à un silence de mort. C'est peut-être pour ça que je laisse David m'approcher pour la première fois depuis trois mois. Sa caresse sur ma main me fait un bien fou, l'impression de retrouver l'homme dont je suis tombée amoureuse, mon mari. Depuis la mort de Wes, il s'est éloigné de moi. Mais je parie qu'il dit à son entourage que c'est moi qui ne le laisse pas me toucher. Pourtant, il n'a pas essayé de le faire en trois mois. Jusqu'à aujourd'hui. Qu'est-ce que ça signifie ? Je le soupçonne de me tromper, de me mentir et de me cacher quelque chose d'une grande ampleur, qui détruirait notre relation. Il est distant, évasif quand je lui pose des questions et revient souvent du travail en puant l'alcool. S'il se reproche d'avoir fait une connerie, de m'avoir trompé, moi, je lui reproche de me mentir. Si seulement je pouvais découvrir la vérité...
En attendant, nous commandons nos menus. Connor semble satisfait de ses envies : un CBO, des frites et du Coca-Cola. Quant à moi, je me contente d'un wrap. Je n'ai pas très faim. J'ai perdu quinze kilos depuis la mort de Wes. Déjà que je n'étais pas enveloppée, je ne suis maintenant plus que des os qui tentent de faire survivre un cœur brisé. Mon mari me trompe tandis que je suis en deuil de mon enfant. Voilà où j'en suis. Et je ne peux rien dire, parce que la culpabilité me ronge.
— On s'assit dans le coin ? nous propose David en pointant du doigt une table.
Je ne réponds pas et le suis pour m'y asseoir. Je n'ai rien à répondre. Comme d'habitude. C'est David qui décide de tout, de notre déménagement, du fait que je doive retrouver du travail et de la table sur laquelle nous mangeons. Je ne lui en veux pas, il a de bon goût. Melun est joli : une grande ville, mais qui reste cosy. J'apprécie. Alors, je me dis que nous serions bien à cette table.
Connor mange lentement comme si chaque bouchée le faisait souffrir. Son sourire radieux s'est vite évanoui dans la nature. Est-ce qu'il sait que son père me trompe ? Peut-être est-ce pour ça que nous avons déménagé ? David veut cacher les indices, partir loin de la scène de crime pour que jamais je ne la découvre. Mais je le sais déjà. Il me trompe, sûrement avec une collègue de travail avec laquelle ils se retrouvent dans un bar et boivent des bières. C'est pour ça qu'il sent l'alcool en rentrant le soir. C'est pour ça qu'il ne me touche plus. Il est comblé ailleurs. Et moi, je ne le satisfais plus. Je suis trop détruite. Il me l'a déjà dit, une fois : "Oh, Carla. Voyons, remets-t’en. Tu ne peux pas rester dans cet état." J'avais répondu : "Quel état ?" Et la il m'avait sorti le fameux mot : "Détruite." Comme si je n'avais pas le droit de faire mon deuil. Comme si je le répugnais, une tache de café séchée au sol dont on ne se débarrasse plus sauf si on gratte fort. Il n'ose pas gratter, de peur de me bousculer. Du moins, depuis ma tentative de suicide. Il ne me parle à peine, complètement perdu dans la façon de m’appréhender. Je suis une lionne sauvage qu'on n'appréhende pas, c'est ça qu'il ne comprend pas.
Nous mangeons en silence, personne ne tente de le briser. J'aime le calme qui m'apporte la tendresse dont j'ai besoin. Pour autant, je la déteste aussi, car elle me plonge dans mes pensées suicidaires. Je suis incapable de prendre une deuxième bouchée de mon wrap. Pendant que je délaisse mon plat sur le plateau, David me lorgne avec des yeux de hyènes qui découvrent une proie. Il veut me manger tout cru. Et pas de la manière la plus sexy du monde. Au contraire, j'ai l'impression qu'il veut me frapper. Clac. Une gifle. Non. Il ne lèverait jamais la main sur moi. Il ne l'a jamais fait et ne le fera jamais. Quand il est en colère, comme actuellement parce que je me laisse mourir de faim, il s'en va et va rejoindre le bar. Que dis-je, sa maîtresse. Elle l'apaise, il revient toujours le soir plus attendrissant que le matin, comme si elle avait un pouvoir magique. Ou comme si c'était moi qui le mettais constamment en rogne. Mais là, il ne peut pas partir. Il est coincé avec moi et Connor, dans ce McDo. On est coincés. J'aimerais aussi m'en aller, loin, à la plage pour ressasser l'accident : qu'est-ce que j'ai loupé pour que ça arrive ? Comment, en l'espace d'une minute, Wes a pu se noyer ?
À Tarbes, j'allais beaucoup à la plage pour penser, depuis la mort de Wes. Et David détestait ça. Il me l'interdisait, racontant que c'était trop malsain et que je remuais le couteau dans la plaie. Mais c'est faux. Moi, je ne cherche qu'à comprendre ce qu'il s'est passé. Je n'ai pas été à la plage depuis deux mois, et ce n’est pas maintenant, à Melun, que je pourrais y aller.
Nous rentrons chez nous, notre nouveau chez nous, mon wrap à la poubelle. David reste muet pendant le trajet, sûrement déçu qu'un McDo n'ait pas suffi à rouvrir mon appétit. Il me déteste. J'aimerais aller mieux, vivre comme avant, mais je n'y arrive pas. Et lui me déteste pour ça.
Nous programmons la journée de demain : faire du shopping pour trouver des meubles et de la peinture et commencer les rénovations de la maison. Je suis épuisée d'avance, malgré tout, impossible de dormir. J'ai pris un somnifère, mais il met une heure à faire effet. Pendant que David dort paisiblement comme si rien n'avait bouleversé sa vie. Maintenant, c'est moi qui le déteste. Ne peut-il pas être triste comme nous tous ? Comme une personne réagirait à la mort de son enfant ? Et je le hais encore plus à m'imaginer qu'il se confie à sa maîtresse, et non à moi. Il ne m'a jamais reparlé de Wes depuis son enterrement. C'était presque comme s'il n'avait jamais existé. Ouais, c'est ça. Wes n'avait jamais existé. Tout est dans ma tête.
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