Chapitre 3 : Theia - Partie 2
En parlant de cela, j’étais épuisée de ma journée. Il était dix-sept heures, nous avions encore passé des heures à débattre du meurtrier en vain. C’était impossible de trouver qui était le coupable tant cette famille était détestée de tous. Je commençai à bailler de fatigue, les autres me suivirent. Nous n’avions dormi que peu de temps cette nuit, et la tempête continuait de gronder. Les murs tremblaient comme s’ils avaient peur, les animaux s’étaient cachés de l’averse qui martelait le plafond, parce que nous n’en entendions plus aucun, pas même un oiseau loin des siens. Pendant que la tempête grondait dehors, nous étions pris dans une étrange ambiance mêlant fascination et appréhension. C'était comme si la nature elle-même avait pris vie, comme si les éléments se déchaînaient pour nous rappeler notre vulnérabilité face à sa puissance indomptable.
Impossible de faire une sieste dans ces conditions. Nous étions destinés à nous écrouler quand notre corps sera à bout. En attendant, j’en avais assez de parler de meurtre. Cela ne paraissait pas, mais c’était dangereux pour notre moral. Surtout quand on savait qu’ils s’étaient produits à quelques mètres de nous.
— Bon. Faisons une pause.
Tout le monde se relâcha, les muscles se détendirent, les yeux se fermèrent et nos corps s’étiraient pour se réveiller. J’entendis les gémissements de Mattéo, puis ceux de Tec. Je lâchai un sourire amusé, comme si je les avais sauvés d’heures supplémentaires tandis que nous travaillons bénévolement. Oui, nous n’étions même pas payés pour toutes ces nuits à bosser sans s’arrêter. Alors une pause faisait vraiment du bien.
Je me levai, mes jambes étaient engourdies à force de rester dans la même position, mon corps était lourd et je sentis mon poids s’affaisser sur mes pieds. Ah ! Qu’est-ce que cela était agréable. J’étais allongée sur le canapé depuis presque sept heures sans interruption, alors être debout était une résurrection.
Nous prîmes une pause déjeuner, à dix-sept heures, oui. Nous étions complètement décalés, perdus dans un autre espace-temps. Nous préparions la même chose que la veille : du bœuf avec des œufs. Rien de bien original pour une situation peu originale. Cela sonnait bien. Je m’y collais, parce que j’étais prête à tout pour m’éloigner du dossier n’était-ce qu’un instant.
Je mis la viande dans la poêle avec un peu de beurre et les œufs dans une casserole pour les faire durs. Pendant que je tripotais la nourriture avec une cuillère en bois, je pensais à ma fille. Elle me manquait. Je l’avais appelé au matin, afin d’être sûre qu’elle s’en sortait seule. C’était une jeune femme déjà très indépendante pour son âge, elle me disait qu’elle n’avait pas peur, qu’elle faisait la cuisine, la vaisselle, s’occupait de notre chien Milo, et cela sans rechigner. Je l’aimais. Vraiment. J’espérais de tout cœur que ce qu’elle racontait était véridique et qu’elle n’allait pas être retrouvée par mon ex-conjoint pendant le laps de temps où je n’étais pas là. S’il lui arrivait quelque chose, je m’en voudrai toute ma vie. Je me suiciderai probablement.
Ma santé mentale n’était pas top. On pouvait dire qu’il y avait clairement mieux dans ce monde. En fait, j’étais bouffée par l’angoisse depuis que mon ex m’avait giflé la première fois. C’était lors d’une dispute à propos du repas du soir, je voulais manger des épinards, mais il n’aimait pas cela. J’avais haussé le ton en évoquant ma volonté de faire de la nourriture variée, pour que notre fille, alors âgée de sept ans, grandisse correctement. Lui faire développer ses sens et ses goûts, tout ça, tout ça… Mais lui, grand égoïste, voulait manger des frites. On mangeait tout le temps des frites. Deux à trois fois par semaine. Et jamais d’épinards. Je serais même persuadée qu’on en avait jamais mangé jusqu’à ce jour.
« Des épinards, ça nous changera des frites ! » avait dis-je. Et lui hurlait que non, il ne voulait pas changer les bonnes choses. Référence à notre relation routinière qui m’ennuyait au plus haut point. Je lui avais déjà dit que je souhaitais plus de piquant entre nous, plus de… Vous savez, après quatre ans à s’aimer, l’amour se fade. J’avais envie de retrouver ce sentiment d’antan, quand je pleurais parce qu’il partait deux jours en voyage pour le travail, tant il me manquait. Je ne pleurais plus. J’étais même soulagée qu’il parte parce que je me disais : deux jours de tranquillité seule, j’adore. Oui, j’étais une femme indigne qui adorait quand son mari partait en déplacement professionnel.
Il faisait toujours cela. D’une simple dispute sur des choses futiles, il me reprochait ma personne entière, qui j’étais, qui je voulais être et ce que je désirais. « Oui, Theia, tu ne penses qu’à toi ! Jamais tu ne fais attention à ce que je veux, moi ! » et bla-bla-bla. J’étais égoïste parce que je voulais manger des épinards ce soir-là.
Les tons augmentaient, la dispute devint plus profonde, nous nous menacions de quitter l’autre. Des paroles en l’air. Jamais nous l’aurions fait. Mais c’était une sorte de chantage toxique qu’on faisait pour créer un déclic chez l’autre. Ne faites jamais cela. C’est le début d’une relation violente psychologiquement.
Clac.
Je m’étais pris une gifle. Violemment. Sans que je ne comprenne pourquoi. J’étais bouche bée. Paralysée. Totalement stoïque. Ma tête était encore tournée vers l’impulsion de la gifle, je n’avais pas bougé d’un millimètre. Des mèches de cheveux parcouraient mon front jusqu’à mon menton, passant par mon nez. Ma respiration était coupée. Nette. Bloquée. Coincée. Mon cœur avait cessé de battre l’espace de quelques secondes.
Il était tout aussi pétrifié que moi. Il ne réalisait pas ce qu’il venait de faire. Ce ne fut que lorsque je redressais ma tête et que je plaçais mes cheveux derrière mon oreille qu’il s’effondra au sol. « Je suis désolé. Je regrette tellement. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Je m’en veux terriblement. ». Moi aussi, j’étais désolée. Désolée de l’avoir pardonné. De l’avoir cru. D’avoir pensé qu’il ne le referait plus jamais. Que ce n’était qu’une fois. Juste une.
Puis il a recommencé. Une fois. Deux fois. Dix fois. D’abord des gifles, puis des bousculades, puis des coups de poings en plein visage. Et je voulais le quitter, m’en sortir, ne pas finir comme toutes ces femmes battues sous emprise. Mais c’était trop tard. Dès lors que je l’avais pardonné la première fois, j’avais loupé le coche. J’étais comme elles. À l’excuser, à m’excuser. Ce n’était pas de sa faute, c’était de la mienne. Car c’était ce qu’il me répétait sans cesse : « Tu vois ce que tu me fais faire ! ». Je n’étais pas assez parfaite pour lui. Je n’étais pas assez féminine, douce, délicate, femme au foyer, bosseuse. Je vous le jure, on ne s’en sortait qu’une fois morte.
Jusqu’au jour où il m’a tabassé en me laissant pour morte dans le salon, à terre, baignant dans mon sang. Là, j’ai eu ce fameux déclic. Je m’étais dit : s’il ne me tue pas aujourd’hui, il le fera demain. Alors un soir, pendant qu’il était en mission pour son travail, j’ai fait mes valises et celles de ma fille et nous sommes parties. Loin. Très loin. À l’autre bout de la France. J’ai tout abandonné : ma famille, mes amis, mon métier. Mais ce n’était rien comparé à la saveur d’être en vie.
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