début d'explications
Ce segment mémoriel se termine. Les réactions du gamin me surprennent. Je trouve qu’il utilise trop l’humour quand les situations ne le justifient pas ; c’est peut-être un moyen pour lui de se forger une carapace, de ne pas penser à la souffrance, mais cela ne fonctionne pas chez moi. Je n’arrive pas à faire abstraction de la peine et du mal accumulés.
Je trouve aussi qu’il se reprend trop rapidement. Il vient quand même d’assister à un double meurtre. De plus, ceux-ci étaient assez glauques. Il passe trop vite à autre chose. Si seulement ce pouvait être mon cas… Des spasmes contractent mon estomac, un médecin m’apporte un comprimé avec un verre d’eau pour atténuer la douleur avant de repartir.
Un peu plus tard, il revient en cachant, cette fois-ci, quelque chose dans son dos. Il réalise que je ne comprends pas où il veut en venir et me montre soudain ce qu'il dissimulait : un miroir !
Il m’invite à me regarder. Perplexe, je m’exécute. Je ne vois rien d’autre que mon reflet : j’ai une sale tête : je suis pâle, mes joues sont creusées et une épaisse barbe recouvre ma mâchoire. Je reste interloqué. Il me montre une nouvelle fois mon image.
« Et alors, qu’est-ce que ça peut me faire ? », demandé-je, blasé.
Il ne me répond pas et insiste encore, par gestes, sur le miroir. La solution provient de cet objet. Je dois réfléchir et trouver par moi-même.
Quelques instants plus tard, un déclic s’enclenche. Si je suis sur la bonne piste, tout ça est tordu.
D'un signe de la main, j’invite le praticien à se rapprocher. Lentement et faiblement je lui susurre le mot « image » dans l’oreille. Il me sourit, me donne une tape sur l’épaule puis s’éloigne de moi.
Sa réaction est incongrue : ce n’est pas mon ami, c’est même la première fois que je le vois, alors pourquoi cette marque d’affection ?
Je me concentre sur ma découverte. Moi, je ne suis pas une image alors qu’eux, si j’ai bien compris le message, ne seraient que ça ? Je n’aurais jamais vécu ces événements ? Rien ne serait réel ?
Pourtant ils m’ont dit qu’ils cherchaient un élément dans mes souvenirs… À moins que ce ne fut pour mieux brouiller les pistes ? Mais dans ce cas que me veulent-ils vraiment ? Pourquoi me passer ces « souvenirs » si rien n’est vrai ?
Tout se mélange ; je dois me ressaisir et prendre du recul pour voir si ce raisonnement peut coller.
Si je ne me trompe pas, je suis le cobaye d’une expérience dans laquelle on m'oblige à ressentir les émotions, les douleurs physiques et psychologiques de personnages fictifs, comme si je les connaissais – alors qu’il n'en est rien.
Ce qui justifierait l'attitude du gamin. S’ils l’ont créé ainsi que tous les autres pour les placer dans ce monde imaginaire, son comportement ne peut donc être régi ni par le bon sens ni par les émotions humaines ; la bonne humeur d’Hélène après la mort de sa fille n’était destinée qu’à m’exaspérer…
Sa réaction m’avait fortement surpris, voire énervé sur le moment. Insidieusement, le malaise m'avait envahi. Inconsciemment, j’ai lutté avec force contre cette invraisemblance, ne l’acceptant pas, cherchant des réponses qui ne venaient pas…
Mon cheminement se tient, toutefois je ne vois pas, dans cette hypothèse, pourquoi ils se donnent autant de mal. Je les fixe intensément en souhaitant que l’un d’eux rentre pour m’interroger, mais aucun ne bouge…
À croire qu'ils aimer me torturer, me laisser dans le vague. J’espère qu’un jour ils prendront le temps de m’expliquer. Quel est le but de cette expérience ? Que me cachent-ils ?
Pour l’instant, je suis leur jouet : ils me bombardent ces visions et analysent mon comportement en fonction de celles-ci. Je sais que tout est faux, que je pourrais donc refuser ce petit jeu. Pourquoi devrais-je craindre pour la vie de gens qui n’existent pas ?
La réponse est évidente : je n'ai pas le choix. Je ne peux que poursuivre leurs tests. D'ailleurs, j'ai beau savoir que ce ne sont que des créations virtuelles, elles m'attirent ! Elles ressemblent trop à des êtres humains. C’est pire que cela : j’ai l’impression de les connaître, que la vie de mes amis est en jeu à chaque instant. Je les aime ! C’est con à dire mais c’est ce que je ressens au plus profond de moi… Je ne veux pas qu’ils meurent... Je ne le supporterai pas.
Mes émotions et mes sensations sont décuplées, en particulier celles liées aux souffrances. Ce double assassinat me glace ; sa manière, sa cruauté, la lente agonie des victimes, le venin coulant dans leurs veines insidieusement, les réactions physiques qui suivirent. Même si je sais que le pus met plus de temps pour apparaître dans la réalité, les symptômes m'avaient semblé si présents… La panique dans leurs yeux, je ne pourrai l’oublier. Jamais.
Après la leucémie de Zoé, ils m'ont infligé le chagrin de Hélène. Cette dernière ainsi que le gamin sont vite passés à autre chose. Pas moi. J’ai eu l’impression de perdre une amie ce jour-là. Cette nuit a été entrecoupée par mes larmes. Les souvenirs restent tenaces encore aujourd’hui…
De ce point de vue, leur test est une réussite. Par contre je ne sais toujours pas ce qu’ils attendent de moi. Je ne suis pas plus avancé. J’ai la désagréable impression que mes pensées tournent en boucle… D’autant plus que de nombreuses interrogations persistent. Comment sont-ils parvenus à m’inspirer de la peur et de la peine pour des avatars virtuels ? Pourquoi et comment la souffrance se propage-t-elle dans mon corps ? Sommes-nous d’une manière ou d’une autre connectés ?
Une infirmière entre et interrompt mes réflexions. De mémoire, c’est la première fois que je la vois, pourtant son visage me rappelle vaguement quelqu'un. Par contre, je n’arrive pas à déterminer qui. Je la regarde plus en détail mais ça ne m’aide pas pour autant. Elle remarque que je la scrute et tente l’humour :
« C’est la première fois que vous voyez une femme ?
– Bien sûr que non. C’est juste que j’ai l’impression de vous avoir croisée quelque part, mais je ne me souviens pas où.
– Si ce n’est que ça. Je peux vous assurer que c’est la première fois que nous nous voyons.
– Vous devez avoir raison. J’ai dû me tromper. »
Pourtant ce sentiment de déjà-vu persiste…
Lorsqu’elle s’approche pour vérifier sur le monitoring si mon cœur bat normalement – ce qui n’est pas le cas, il cogne comme un sonneur dans ma poitrine – un détail pique ma curiosité. Elle porte une superbe alliance représentant un serpent enroulé sur lui-même, au centre duquel trône un C majuscule.
« Vous avez une belle bague.
La femme rosit avant de me répondre :
– Vous savez, ce n’est qu’une babiole. »
Une babiole ? Sertie de diamants ?
Je reste interloqué un moment avant de chasser ce détail : après tout, elle a le droit de porter ce qu’elle veut. Je souhaite m’excuser.
Le temps semble s’arrêter lorsque je croise ses yeux… Malgré moi, je frissonne.
Son regard – non, ce n’est pas possible, c’est une hallucination –, j’ai l’impression de retrouver ceux de la petite Zoé et de Hélène !
Je dois me reprendre, ce ne peut être exactement le même – bleu intense mêlé de tristesse et de sérénité. Trois regards se fondant ensemble…
Je la fixe hébété. Sous le coup de la surprise, plus aucun son ne parvient à sortir de ma bouche. J’essaie cependant ils restent bloqués dans ma gorge !
Elle m’éponge le front tout en me parlant :
« Calmez-vous. Tout va bien, vous êtes en sécurité. »
Elle glisse alors ma main dans la sienne avant de la refermer amicalement. Une sensation apaisante m’enveloppe.
Quelques instants plus tard, mon rythme cardiaque retrouve un état normal.
« Bien, c’est bien. Vous vous en sortez plutôt bien. »
Je tente à nouveau de lui parler, mais en vain.
« N’essayez pas de discuter. Il est encore trop tôt. Vous êtes encore trop faible. D’ici quelques temps vous reprendrez vos forces, mais en attendant vous devez vous reposer. Demain sera un autre jour. Ils ne vont pas vous lâcher comme ça. Vous vous débrouillez bien et ils sont contents de vous. Ils vont pouvoir passer à la vitesse supérieure. »
Ses paroles me font littéralement trembler et elle tente de me rassurer.
« Du calme. Pour l’instant, ce n’est rien de plus. Les images seront plus violentes que ces dernières. Je suis simplement venu vous prévenir. Je ne suis pas censée le faire, cependant je sais de quoi ils sont capables. Rien ne saurait vous préparer à la suite, par contre je peux vous mettre en garde. Je ne connais pas la totalité de ces simulations, mais celles-ci deviennent de plus en plus malsaines. C’est le processus habituel.
Ne vous inquiétez pas. Ne vous tourmentez pas. Vous découvrirez assez tôt ce qu’ils vous ont réservé.»
Puis elle repose mon bras le long de mes jambes. Elle s’éloigne avant de revenir. Elle dissimule sa main droite derrière son dos et me caresse le crâne doucement avec l’autre.
« Il est maintenant l’heure de dormir. Je sais que ce ne sera pas facile après ce que vous avez traversé aujourd’hui, mais vous devez essayer de vous détendre pour être en forme demain. Je vais vous aider. »
Son discours tout juste terminé, elle m’administre un sédatif.
J’ai à peine le temps de penser à ses révélations que je sombre.
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