l'enquête
Ce matin, j’ai le cerveau embrumé et une migraine à m'en taper la tête contre les murs. L’infirmière s’approche de moi et me pique. Quelques minutes plus tard, je deviens simple spectateur. Je frissonne et repense aux mises en garde de la veille.
*
Le temps s’égrenait assez rapidement tout compte fait.
Le village était en ébullition ce matin. J’ouvris ma fenêtre, et entendis les gens discuter, sans parvenir à distinguer leurs paroles. Je la fermai donc et descendis dans la cuisine.
« Bien dormi mon chéri ? me demanda maman.
– Ouais, ça va. Par contre, j’ai fait un cauchemar dans la nuit. Je me suis réveillé trempé de sueur, puis je me suis rendormi.
– Et tu te souviens de ce mauvais rêve ?
– Non, juste une vague impression. Rien de plus.
Tu parles, j’ai eu une de ces frousses. Voir ces satanées abeilles s’engouffrer dans la bouche de Juliette et de sa mère, entendre leur bourdonnement incessant et imaginer le venin se propager dans le larynx des deux femmes : quelle horreur !
Heureusement, j’étais immunisé sur le coup !
– Tu sais ce qui se passe au village maman ?
– Non, mais ça doit être important. On dirait que tout le quartier s’est retrouvé dans la rue, ce matin.
– Je devrais peut-être voir si je peux apporter mon aide.
– Ne va pas jouer les détectives, tu risques de te perdre. Je préfère que tu restes avec moi. »
Zlough
« Aie », dis-je en tombant par terre.
Il peut pas prévenir avant d’arriver ce putain de pouvoir…
– Tout va bien chéri ? Tu n’as pas l’air en forme.
– J’ai raté la chaise ! Pas bien réveillé ce matin.
–Si tu n’as pas vu que tu t'asseyais dans le vide, ça devient grave », rit ma mère.
Je voyais maintenant à travers les yeux d'un gendarme.
Vu son grade, ce dernier supervisait l’enquête. Il était tombé des nues !
C’était la première affaire importante qu’il traitait ; d’ordinaire, il jouait le médiateur dans des conflits de voisinage ou s’occupait de menus larcins ; mais là il s'agissait d'un double accident, hors du commun.
Les pauvres victimes, une mère et sa fille, avaient été criblées de piqûres d'abeilles : on en dénombrait plus d’une centaine sur chaque corps et, dans les deux cas, la plupart à l’intérieur de leur bouche.
Comment diable un essaim si important s’était-il trouvé sur les lieux ? De plus, fait étrange, les portes des victimes étaient fermées. Certes, pour celle de l'adolescente, les insectes auraient pu rentrer par les fenêtres ouvertes, mais celles de l'adulte étaient closes !
La seule hypothèse restante était l’intrusion d’une tierce personne, qui aurait ouvert les deux portes avant d’attendre bien sagement que les abeilles piquent – à mort – les victimes. Puis l’individu aurait refermé les points d'accès et serait parti comme si de rien n’était. Que penser également des insectes ? Aucune trace d'eux dans la maison, ni d'une ruche dans les murs. Seul les cadavres confirmait leur présence.
Dans ce cas, ce n’était plus un accident, mais ça devenait un crime. Ce qui était peu ordinaire dans le village !
C’est pourquoi le brigadier-chef avait fait appel aux policiers de Strasbourg. Il ne se sentait pas à la hauteur de cette affaire.
Certes, il aiderait ses collègues, mais il ne superviserait pas les investigations.
La PJ de Strasbourg avait mis en place un périmètre de sécurité, et les blouses blanches de la scientifique recueillaient des indices.
Certains flics tentaient de gérer le flux des badauds et leurs sempiternelles questions.
Puis, lassé, l'un d'entre eux déclara qu'il fallait les laisser travailler et qu’ils tiendraient prochainement une conférence de presse.
En vérité, il se sentait dépassé. Aucun indice corporel n’étayait la piste de l’intrus : ni cheveux, ni salive. Pas la moindre trace d'ADN. Aucune empreinte de pas. Rien. Nada.
Ils avaient pourtant fouillé méticuleusement la zone à la recherche d'un élément, même le plus infime. Sans succès. La scène de crime restait désespérément muette.
Pourtant, il imaginait mal la fille bombardée par des abeilles, sortir dans le couloir, pourchassée par les insectes, désirant se réfugier dans la chambre de sa mère, en prenant le soin de refermer la porte de la sienne... ça n’avait aucun sens… Sauf si le tueur s'était trouvé dans la chambre. S'il portait une combinaison qui le protégeait des piqûres. Cela expliquerait également l'absence de poils et de traces ADN. Il faudrait creuser la piste des apiculteurs du coin.
Il retournerait accompagnés de ses collègues de la scientifique dans la chambre, quitte à inspecter le moindre centimètre carré de cette pièce. Avec un peu de chance l'assassin aura laissé un indice.
L'adjudant se raccrochait à cette idée. Il lui était inconcevable qu'un meurtrier, même diablement rusé et pervers, puisse lui échapper. De plus, laisser un tel individu en liberté représentait une menace pour les autres villageois. Il devait à tout prix l'arrêter, et ce le plus tôt possible. Ce taré ne s'arrêterait sans doute pas là : le plaisir du sang, de donner la mort, c'était comme une drogue. Une fois qu'on y avait goûté, il était difficile de s'en passer. La situation risquait donc de s'aggraver.
Les policiers retournèrent donc dans la chambre de Juliette, qu'ils passèrent au peigne fin. Malheureusement, le résultat fut le même que précédemment : pas la moindre petite trace à relier au crime, hormis ces centaines d'abeilles jonchant le sol.
Les blouses blanches rangèrent leur matériel et quittèrent les lieux. Le brigadier-chef les regarda, mâchoires crispées. Une fois ses collègues sortis, il évacua sa frustration en donnant un coup de poing dans le mur. Cela ne servait pas à grand-chose, mais au moins avait le mérite de ne pas se défouler sur quelqu'un !
L’enquête serait sans doute longue ; ils avaient questionné certains badauds, mais personne ne comprenait, car tout le monde se connaissaient dans le patelin et ils s'appréciaient tous...
Et bla, bla, bla, bienvenue dans le pays des Bisounours. Bref, rien à tirer de ce côté-ci. Le retour au bercail s'impose.
En fait, c'est surtout la peur qui les guide. Ils n'ont pas envie d'être la prochaine cible en prenant le risque de m'aider... Et pourtant, si on ne l'arrête pas le plus rapidement possible, les cadavres risquent de s'amonceler. Voyons voir la liste des apiculteurs et des fermiers du coin. Sait-on jamais.
Plus tard, dans la matinée, Hélène frappa à la porte de notre maison et maman lui ouvrit.
« Bonjour Marie, déclara Hélène en tremblotant.
– Tu as l’air toute chamboulée dis donc. Rentre, je vais te faire un café pour te requinquer.
– Merci pour l’invitation ; par contre, pour le café, on verra plus tard. Là, je ne peux rien avaler. »
Maman convia son amie à s’asseoir avant de refermer l’entrée.
« Vas-y, dis-moi tout.
– Je suppose que tu ne connais pas la nouvelle.
– J’imagine que ça doit être grave, vu l’animation dans le village.
– Tu peux me croire, ça l’est ! Et c’est plutôt horrible.
– Calme-toi et respire un grand coup. Quoi que ce soit, tu n'as rien, dit ma mère, en serrant les mains d’Hélène dans les siennes.
– Tu as sans doute raison, mais je ne pensais pas que ça pourrait arriver ici.
– Prends ton temps, on n’est pas pressé.
– D’accord, c’est gentil de m’écouter.
– De rien, c’est normal. Et je préfère que ce soit mon amie qui m’apprenne la nouvelle plutôt que les ragots des villageois, déclara ma mère d'un ton léger.
– Ne tournons plus autour du pot. C'est du sérieux. »
C’est à ce moment-là que je revins dans la cuisine et saluai Hélène, qui me rendit le bonjour avant de continuer.
« On a retrouvé le corps de Juliette et de Viviane Durand.
– Tu sais, je ne connais quasiment personne ici, tenta de minimiser maman.
– J’ai joué au foot avec une Juliette hier, répondis-je.
– Il n’y a pas beaucoup de Juliette dans le village, donc je pense que c'était elle, poursuivit Hélène. »
Je pris mon temps pour ne pas montrer que j’étais au courant avant de demander :
« Et comment sont-elles mortes ?
– C’est là que ça devient horrible : elles ont reçu des centaines de piqûres d'abeilles, sur tout sur le corps. »
Une nouvelle fois, je me rappelai les événements de cette nuit.
« Ça va mon chéri ? Tu es pâle tout d’un coup.
– Ce n’est rien, ça va passer.
– Je n’aurais pas dû raconter cette histoire devant ton fils, d’autant plus qu'il connaissait une des victimes, s’excusa Hélène.
– Non, tu as bien fait. On n’a joué qu’un match de foot ensemble. On n’était pas vraiment amis, tentai-je de rassurer Hélène avant de renchérir : de toute façon, je préfère que tu m'ais appris la nouvelle.
– Tu es bien le fils de ta mère, toi. », sourit Hélène.
Maman m’expliqua qu’elle avait tenu la même remarque.
« Pour l’instant, je n’en sais pas plus. On ignore comment l’essaim s’est retrouvé chez elles. C'est trop étrange pour être naturel, mais sait-on jamais. »
On sentait qu’Hélène ne croyait guère à cette hypothèse, mais qu’elle s’y raccrochait, pour ne pas tomber dans la psychose.
Et si l’assassin de Juliette décidait de s’en prendre à ma famille… On ne peut prévoir les réactions des détraqués, pensa-t-elle. Sans le vouloir, je m'étais introduit dans les pensées de l'amie de ma mère ! Nous étions réceptifs à la télépathie, chose dont je me serais bien passé à cet instant.
J’avais en tête une autre supposition, cependant je la gardais pour moi. Ce qui me semblait bizarre c’était la vision que j’avais eue de la mère de Brice.
Sur le coup je n’y avais pas fait gaffe, toutefois maintenant un drôle de détail retenait mon attention : cette femme avait une sorte de chapeau sur le crâne. Sauf qu’il n’était pas ordinaire et j’avais beau me concentrer, je ne parvenais pas à distinguer l’objet en question. Il restait flou.
Ces images me donnaient la migraine : depuis qu’on avait emménagé ici, j’étais fréquemment assailli par des visions et ça commençait à me saouler.
Je comprenais mieux à présent pourquoi, dans le roman de mon auteur américain préféré, le gamin s’était tourné vers l'alcool, une fois adulte, pour échapper à ses visions.
Par contre, je n’allais pas, à douze ans, liquider les bouteilles de whisky de mon père : pas certain que j’apprécie le goût de toute façon !
« Je suis sûr que ce n’était qu’un accident que l’on va bientôt expliquer, déclara maman.
– C’est gentil de m’avoir écouté, ça m’a fait du bien, commenta Hélène avant de poursuivre :
Ton offre de café tient toujours ?
– Oui. Je vais en prendre un aussi. Un jus d’orange ? me proposa maman.
– Non, je pense que je vais faire un tour dans le village. Vivien est chez toi ?
– Je suppose. Tu veux que je l’appelle pour être sûr ?
– Non, je verrais bien s’il me répond.
– D’accord. Bonne promenade dans ce cas.
– Merci. Et ne songez plus trop à cette histoire, les abeilles ne piquent pas deux fois au même endroit.
– C’est bien trouvé comme adage, sourit Hélène. Mais tu as raison, une bizarrerie à la fois. »
Je laissai les deux adultes et me dirigeai vers la maison d’Hélène où je sonnai.
Quelques instants plus tard, Vivien m’ouvrit la porte.
« Ah, c’est toi. Bonjour, tu vas bien ?
– Pas trop mal vu la nouvelle.
– Ah, tu es au courant.
– Ta mère nous a raconté.
– Il paraît qu’elles n'étaient pas jolies à voir. Si jamais je trouve le salaud qui leur a fait ça…
– L’ivrogne et son fils, murmurai-je.
– Que dis-tu ? s’énerva Vivien.
– Rien du tout, dis-je, avec un sourire.
– Bon, ça doit être moi. Si je me mets à entendre des voix, c’est pas bon signe.
– Evite de brûler comme Jeanne d’Arc ! Allez, ce sera facile, on n’est plus en guerre contre les Anglais et tu es moins séduisant que la pucelle d’Orléans !
– T’es un petit comique, toi ! »
Tout en prononçant ces paroles, il se mit à me frotter la tête avec son poing.
« Tu ne l’as pas volé celui-là. »
Nous rîmes de nos bêtises, ce qui nous fit du bien après les nouvelles du matin.
« Tu as prévu quoi pour la journée ?
– Je vais d’abord faire un tour chez un fleuriste à Strasbourg. Ici, les compositions ne sont pas assez belles. En vélo, on y est vite arrivé. Si tu veux, tu peux venir avec moi.
– Laisse-moi cinq minutes pour prévenir ma mère et prendre ma bicyclette.
– D’accord. Allez, file. »
Le temps de la mettre au courant, d’écouter ses conseils de prudence, de chercher le vélo dans la remise et je rejoignais Vivien qui m’attendait déjà.
« Allez hop, c’est parti.
– Je te suis. »
Le voyage se déroula sans incident. Nous trouvâmes un fleuriste dans le centre, et Vivien acheta une belle gerbe.
« Le plus dur va être de revenir maintenant.
– Vous venez de loin ? demanda la vendeuse.
– Non, ça va. On vient de Ruelham.
– Ah oui, ça vous fait tout de même une jolie petite trotte.
– On va prendre notre temps, et on va se relayer pour porter les fleurs.
– Eh bien, bon courage les garçons. », conclut la commerçante.
Nous prîmes congé de la vendeuse et commençâmes le trajet du retour. À tour de rôle, nous portâmes la composition (belle, mais encombrante), puis nous arrivâmes à notre destination.
Je frappai à la porte pour qu’Hélène nous ouvre.
« Vous êtes drôlement chargés. Laissez-moi vous débarrasser. », proposa-t-elle gentiment avant de prendre la gerbe et de la poser sur la table. Puis elle déclara :
« Tu ne t’es pas moqué d’elle, mon amour.
– Normal, je la connaissais bien.
– Sa famille va apprécier, affirma Hélène.
– Bon, c’est pas tout ça, mais maman va finir par s’inquiéter, dis-je.
– Oui, tu as raison, on parle mais tu dois rentrer, sinon c’est moi qui vais me faire taper sur les doigts ! ajouta Hélène.
– À plus Vivien.
– À plus Fabien, rentre bien et pas d’écarts sur la route. »
Après un dernier salut de la main, je repris le vélo et rentrai chez moi.
Rien ne troubla l’après-midi et la soirée, chacun vaquant de son côté, et le sommeil me happa assez rapidement, tout compte fait.
*
Ce passage a été ennuyeux au possible : le coup du flic qui enquête, l’humour des gamins, leur virée dans la ville pour acheter des fleurs, leur retour au bercail. Rien d’intéressant ni de violent pour l’instant.
Où veulent-ils en venir : ils savent que je connais la « véracité » de ces souvenirs, donc pourquoi me faire languir avec ces banalités qui sonnent faux ?
Le clou du spectacle – si l’on peut dire –, c’est lorsque le gamin nous a fait son commentaire à propos de son écrivain favori. Bonjour le surréalisme… on lui parle de double meurtre et lui pense à un bouquin qu’il a lu… Et que vient faire cette histoire avec le chapeau ? Pourquoi s’attarder sur des détails insignifiants alors que d’autres événements sont beaucoup plus marquants –le double crime par exemple – ?
Moi, le délire vestimentaire, je m’en fous carrément. Pourtant, rien ne me semble gratuit avec eux, je suis quasiment certain de découvrir ce qui s’y cache par la suite…
Ils ont dû me laisser des indices. Ce n'est pas possible autrement. Ils savent ce qu'ils font : c'est ma seule certitude. Je dois donc retrouver ces pistes pour continuer à comprendre. J'effectue des exercices de respiration pour me détendre.
Ensuite, je me repasse cet extrait : la discussion avec Hélène, l'arrivée des policiers, la balade à Strasbourg...
Je remarque quelques nouveaux détails : un petit oiseau au plumage bleu, blanc et noir qui suit quatre chevaux couleur ébène, le nez écrasé du brigadier-chef, celui aquilin de la fleuriste, le tic-tac de la pendule dans le salon d'Hélène.
Je ne vois pas en quoi cela pourra m'aider, j'ai beau retourner ces « indices » dans tous les sens, je ne suis pas plus avancé ! Je suis persuadé néanmoins qu'il s'agit d'une clé. Mais sans le bon angle, elle ne me sert à rien, pesté-je.
J'ouvre les yeux et me retrouve dans la pénombre. J'entends un volatile piailler, des sabots de canassons et un métronome... Les sons s'amplifient jusqu'à me provoquer une migraine. Je referme les yeux, toutefois la « symphonie » se poursuit. Avant de stopper brusquement.
Le calme revient, bizarrement j'en reviens à l'infirmière : s’est-elle trompée, ou pire s’est-elle moquée de moi ?
Je pèse le pour et le contre et je décide néanmoins de lui accorder ma confiance. Je pense plutôt qu’ils ont voulu m’endormir avec cette vision pour mieux me surprendre par la suite. Cela correspondrait plus à leur perversité. Je dois me tenir sur mes gardes.
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