- Mange quelque chose, Fanny. Tu es ridicule.

La jeune fille fixait son bol de lait dans le plus grand silence. Sa mère, pressée et agacée, ne cessait de s'agiter dans tous les sens. À contrario, Monsieur Lans, son époux, était assis autour de la table et faisait de son mieux pour garder les yeux ouverts après la courte nuit qu'il avait passée. Son travail, sans être particulièrement exaltant, ajoutait un peu d'argent à la cagnotte familiale. Cependant, il ne s'effectuait que de nuit, ce qui, pour Monsieur Lans, avait le désavantage de ne pas suivre le même train de vie que les autres.

Madame Rita-Lans travaillait dans la communication en tant que chef de projet. Autrefois journaliste, elle avait su monter en grade et participait désormais aux élaborations de sondages, reportages et articles de presse dans un journal prestigieux. Le Métropole.

- Je n'ai pas le temps pour tes crises d'anorexie ! s'enflamma Madame Rita-Lans, en voyant que Fanny ne bougeait pas d'un pouce.

Pia, de son côté, semblait affamée. Elle engloutit son bol de céréales en moins de deux et eut le temps de se resservir en jus de pomme avant que Fanny ne se saisisse de sa cuillère.

- Je n'ai pas faim, murmura la jeune fille sans faire attention à la critique de sa mère.

Monsieur Lans, toujours inerte, préféra ne pas s'interposer. Il était de nature courante que Monsieur Lans ne contredise jamais son épouse, quelque que soit le mot ou le geste employé.

- Thomas, dis quelque chose ! hurla Madame Rita-Lans en tapant sur la table.

Monsieur Lans, comme réveillé d'un terrible cauchemar, observa tout à tour la mère et la fille, l'air effrayé. Livide, il bégaya quelques mots incompréhensibles, ce qui n'eut pour effet que d'énerver davantage son épouse.

- Tu n'as donc rien dans la cervelle ? Tu tiens à ce que je quitte mon travail à la hâte parce que j'aurais appris que tu t'es évanouie dans un couloir ? reprit Madame Rita-Lans en se retournant vers la pauvre Fanny, tétanisée. Dépêche-toi de manger ! ajouta-t-elle, en levant un doigt menaçant.

Sans attendre la seconde vague d'injures, Fanny avala le liquide encore chaud avec difficulté. Sa gorge sensible assimilait la boisson à une coulée de lave, et ne désirait qu'une chose, la recracher. Cependant, elle finit par vider le bol et se dépêcha d'attraper sa veste et d'enfiler ses chaussures avant que sa mère ne trouve autre chose à lui reprocher. Son sac à portée de main, elle le mit sur son dos et attendit que Madame Rita-Lans se décide à partir. Dans un geste tendre, elle embrassa rapidement son père, somnolent, qui lui rendit son baiser dans un mince sourire. Pia, accoudée à la porte, avait attaché ses cheveux en deux épaisses tresses et souriait, comme à son habitude, alors que la mère de famille rouspétait en cherchant ses clés de voiture. Le vilain chignon brun de Fanny n'avait plus rien d'original pour la famille. C'était comme si elle était née avec cette horreur sur la tête et n'avait jamais pu s'en défaire.

Simulant un sourire radieux devant l'air excité de sa petite sœur, Fanny était, en vérité, mortifiée à l'idée de retourner en cours. Qui de Sophie ou Mathilde lui rendrait la vie impossible cette année ?

Sur le chemin de l'école, seule Madame Rita-Lans parlait avec candeur. Trouvant une nouvelle raison de pestiférer contre Fanny pour accuser le coup des clés perdues, elle roulait sans prêter grande attention aux panneaux de signalisation, chose que ses filles ne préférèrent pas mentionner.

Éternellement silencieuse, Fanny, assise sur le siège passager avant, frémissait en sentant la main énergique de sa mère frôler son petit visage pâle.

- Tu es irresponsable, stupide et inconsciente, Fanny ! Sais-tu combien de temps il m'a fallu pour retrouver ces clés ? Mais bien sûr, tu préfères prendre ton temps à t'habiller plutôt qu'à m'aider dans cette affaire !

Et tandis que les quinze minutes de trajet séparant le foyer familial du lycée n'étaient qu'un long monologue sur les clés de voiture, Fanny regardait par la vitre le soleil s'élever dans le ciel bleu-ocre de ce doux matin de septembre. Penser que les prochains mois seraient plus agréables que les derniers étaient un rêve apaisant. Mais le rêve s'évanouirait bien vite lorsque les premières moqueries rappelleraient à Fanny combien elle était laide aux yeux de tous.