Chapitre 42
- Tu veux pas qu'on aille grignoter un truc ?
Gatien hocha la tête.
- Nan il faut que je rentre. Mon père va s'inquiéter... Une autre fois.
Joris jeta un œil à son portable.
- T'abuses, il est que vingt heures.
- On mange à vingt heures trente.
- Bordel, tu fais chier.
Gatien sourit, et Joris pouffa. Écartant son verre vide, le premier tira une dernière taffe, passa sa main dans ses cheveux, et écrasa sa cigarette dans un cendrier. Enfin, il se leva, et salua son ami avant de quitter le bar. Mais au dernier instant, une jolie blonde lui attrapa le bras et, sans prévenir, l'embrassa à pleine bouche. Décontenancé, le lycéen recula sous les rires de son camarade, toujours assis au comptoir.
- Toutes mes excuses, fit l'inconnue sans paraître navrée. C'était un pari, ajouta-t-elle en se tournant vers un groupe de jeunes amusés.
- Un, un pari ? bégaya Gatien.
- Oui, reprit l'étrangère. Ces idiots ont parié que je n'étais pas capable de bécoter le mec super mignon que je regardais depuis tout à l'heure. Et comme je t'ai vu partir précipitamment, je devais agir tout aussi vite.
L'étudiant haussa les sourcils, et rougit.
- Et... qu'est-ce que tu viens de gagner ?
- Le fait de t'avoir embrassé, répondit l'adolescente d'une voix conquise.
Son compagnon entrouvrit les lèvres, puis acquiesça bêtement. Après avoir jeté un ultime regard à Joris qui ricanait toujours, il s'apprêta à sortir lorsque la jolie blonde le retint encore.
- Je m'appelle Laetitia.
Le lycéen observa la présentée d'un air hagard.
- D'accord...
Le silence s'installa, et la jeune fille fixait le garçon de plus en plus intensément, de sorte que tout cela devenait très embarrassant. Après interrogations, l'étudiant crut comprendre ce qu'elle attendait, et se ressaisit.
- Je suis Gatien.
Le visage de l'adolescente s'égaya et un sourire magnifique dévoila de belles dents blanches.
- C'est mignon, et rare ! Je ne l'avais jamais entendu.
- Oui, c'est rare. Je suis désolé, il faut que j'y aille...
- Tu n'aurais pas un numéro, Gatien ?
Le jeune homme s'arrêta, bouche bée.
- Tu demandes ça à un inconnu ?
Laetitia ne se laissa pas intimider.
- Mais nous ne sommes plus des inconnus. Je connais ton nom, tu connais le mien.
- Je ne donne pas mon numéro comme ça, lâcha le garçon qui ne souhaitait plus que retrouver son toit.
- Eh bien moi si, fit la jeune fille en attrapant une serviette en papier sur une petite table vide, en prenant un stylo dans son sac à main, et en y écrivant son zéro-six. Appelle-moi quand tu auras retrouvé tes esprits.
Elle embrassa Gatien sur la joue tout en lui fourrant le papier dans la main, sourit à nouveau, et l'abandonna pour sa joyeuse bande, les poings au ciel, son triomphe acclamé. Stupéfait, l'étudiant sentit la note filer entre ses doigts, puis la flanqua dans une poche de sa veste avant de s'en aller définitivement, content, diverti.
Il se ressaisit pourtant bien vite lorsque le froid et la nuit le forcèrent à doubler le pas pour rejoindre son scooter. Sur la route givrée, il manqua plusieurs fois de tomber, mais atteignit son chez-lui sans la moindre blessure. De l'extérieur, la lumière de la cuisine avait quelque chose d'accueillant. Toutefois, le reste de la résidence, sombre et silencieux, faisait froid dans le dos.
Quand Gatien passa la porte du logis, une odeur de dinde farcie réveilla son appétit. Son père, un homme grand et grassouillet, se trouvait derrière les fourneaux, un tablier trop petit autour de la taille. Quand il se retourna vers l'adolescent, il tenait un large couteau dans une main, prêt à couper la viande.
- Et bien, tu arrives juste à temps ! fit l'homme avec entrain. Tu ne vas pas en revenir ! Je suis devenu un vrai cuisto !
- Je n'en doute pas, lança le lycéen, joyeux. Mais tu n'as pas à te donner autant de mal pour nous deux, tu sais...
- Comment ça ?! s'exclama Monsieur Illys. J'ai bien l'intention de faire de bons petits plats à mon fils quand il rentre à la maison !
Un sentiment de culpabilité étreignit le garçon.
- Tu travailles beaucoup trop, murmura-t-il en se rapprochant du paternel.
- Toi aussi tu travailles ! répondit l'homme - sans grande conviction.
- Pas autant que toi.
- Balivernes.
L'étudiant se tût. Il savait parfaitement que Monsieur Illys rentrait tous les soirs éreinté, même si celui-ci faisait tout pour ne pas le montrer.
- Comment tu as pu faire ça en si peu de temps ? Tu ne dois être à la maison que depuis une heure ! s'étonna soudain le garçon.
- Je l'ai préparée ce week-end, avoua le chef de famille. Ce soir, je n'avais plus qu'à la mettre au four et préparer une sauce pour l'accompagner. C'est une petite dinde, mais ça nous fera plusieurs jours.
Gatien jeta un œil au portable de son père, laissé sur le plan de travail, où s'affichait une recette Marmiton "simple et rapide".
- Je vois que tu choisis toujours l'excellence.
- Bien entendu ! s'exclama chaleureusement Alan Illys.
Le père et le fils s'esclaffèrent, puis s'assirent autour de la table.
- Ça a l'air super bon !
- Alors vas-y mon grand, ne te prive surtout pas !
L'adolescent se servit une tranche de dinde et des haricots verts avant d'asperger le tout de la petite sauce onctueuse. La viande, tendre à souhait, fondait dans sa bouche, et le complément, savamment exécuté, séduisait ses papilles gustatives.
- Papa, c'est juste... délicieux !
Monsieur Illys se montra ravi.
- Je te l'avais dit. Bientôt, je serai un pro !
L'adolescent sourit. Il aimait ces moments de complicité avec son père. Un homme qui avait toujours été à ses côtés - comme il avait été aux siens - et ne désirait jamais que son bien.
- Peut-être que je pourrai préparer quelque chose de plus impressionnant pour ton anniversaire ! Mais pour ça, il faudra que tu me dises ce dont tu as envie.
- C'est dans un mois !
- Ça se prépare à l'avance ! assura le chef de famille, la mine réjouie.
Un court silence retint soudain l'attention du jeune homme. Monsieur Illys, au visage toujours aimable, paraissait inquiet.
- D'ailleurs, reprit-il avant que son fils n'intervienne, elle m'a appelée... Elle voulait savoir quand elle pourrait prendre un billet d'avion et venir te voir...
Le lycéen se raidit, interdit, bouleversé, en colère.
- Pourquoi tu lui as répondu ?!
- Gatien...
- On avait dit qu'on n'accepterait pas ses appels !
- Tu as bien pris le sien le jour de Noël.
- Pour l'envoyer promener !
L'ambiance n'avait plus rien de jovial. En quelques secondes, l'atmosphère glaçante des autres pièces avait envahi le dernier foyer confortant.
- Ce n'était pas une conversation. J'ai simplement pensé que...
- Que quoi ?! interrompit le garçon, hors de lui.
- Que tu voudrais peut-être la revoir, malgré tout... Mais ne t'inquiète pas. Je lui ai dit que si elle souhaitait quelque chose, elle n'avait qu'à voir ça directement avec toi.
- Elle ne me rappellera pas, fit Gatien, sombre. Elle sait que je n'attends plus rien d'elle.
Monsieur Illys contempla son fils, songeur.
- Tu n'attends surtout rien de l'autre.
- Non... murmura le jeune homme. Et si elle s'imagine en plus pouvoir prendre deux billets...
- Je ne crois pas, rassura le paternel. Elle était prudente au téléphone. Elle n'en a même pas parlé.
- Prudente ou non, qu'elle aille se faire foutre !
- Gatien, ton langage ! s'écria Monsieur Illys. Elle nous a peut-être trahis, mais elle reste ta mère !
- JE N'AI PLUS DE MÈRE ! ALORS OUI, QU'ELLE AILLE SE FAIRE FOUTRE !
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