- C'est pas vrai ! s'exclama Madame Rita-Lans en découvrant la fleur. Alors ça a marché ? Luc t'a embrassée ?

Pensive, Fanny faisait tourner la tige entre ses doigts. Cette rose, aussi belle soit-elle, renfermait des secrets insondables. Pourquoi Luc n'appelait-il pas la jeune fille maintenant que les derniers élèves quittaient l'établissement et qu'il devait savoir qu'elle avait trouvé son présent ? Qu'attendait-il ? De lui en parler ouvertement le lendemain ? Qu'elle fasse le premier pas ? Mais oserait-elle seulement le faire, ce premier pas ? Elle qui n'avait jamais été aimée par un autre homme que son père. Elle qui s'était toujours sentie laide et misérable.

La matriarche prononça son nom trois fois avant que l'adolescente ne pose les yeux sur elle.

- Bon tu vas me dire si vous avez sauté le pas ? fit la mère de famille, fébrile et agacée.

- Non... Pas de pas, murmura Fanny, sans savoir si cela la rendait triste ou indifférente.

- Quoi ?! tonna exagérément la génitrice. Mais il fallait profiter de la situation ! Non prendre ses jambes à son cou !

L'étudiante ferma les yeux et souffla profondément.

- Maman, je viens à peine de la trouver. Quelqu'un l'a déposée dans mon casier.

Madame Rita-Lans écarquilla les yeux.

- Dans ton casier ?

Fanny acquiesça.

- Ce qui veut dire qu'une personne a un double de ma clé, reprit la jeune fille avec sérieux, son état de rêverie étant passé.

La mère de famille fixa le pare-brise sans comprendre. Pia, à l'arrière, écoutait la conversation dans l'ombre.

- Bien sûr qu'on a un double de ta clé, répondit enfin la conductrice. Tous les lycées ont un double des clés de leurs casiers...

- Mais quel genre de lycée donne la clé d'un casier à quelqu'un qui n'en est pas le propriétaire ?

Madame Rita-Lans se mordit les lèvres, mimique qui revenait à chaque fois qu'elle réfléchissait.

- Aucun, à moins que ce "quelqu'un" sache manier les mots.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Que ton chevalier servant s'est procuré le double de ta clé auprès du bureau d'accueil. Je ne vois pas comment il aurait pu s'y prendre autrement.

- Mais c'est impossible.

- Tu as toujours ta clé sur toi ?

- Oui.

- Alors c'est forcément ça.

Fanny regarda le pare-brise à son tour.

- Si tu veux mon avis, poursuivit Madame Rita-Lans en se penchant vers sa fille, tu devrais te rendre au bureau demain matin pour savoir qui est ton mystérieux inconnu.

- Un inconnu, vraiment ? lança l'adolescente en levant les yeux au ciel.

- Non. Nous savons toutes les deux qu'il s'agit de Luc. Mais c'est tellement plus excitant comme façon d'apprendre les sentiments d'une personne que de lui demander directement !

- Excitant ou romantique ?

- Et bien... la romance est excitante, non ?

- Si tu le dis... rumina Fanny qui, sans le dire, trouvait l'idée plutôt bonne.

Dans le cas où Luc n'aurait rien à voir avec la rose, l'étudiante serait épargnée par l'humiliation de saisir l'effroi sur son visage quand il comprendrait ses propres attentes derrière sa question.

Lorsque les femmes de la maison Lans retrouvèrent leur foyer, la mère de famille se dirigea vers la cuisine en chantant un air que la lycéenne trouva désagréablement joyeux. Le constat terrible que l'imagination prenait le pas sur la réalité.

Malgré ses dix-sept ans, Fanny savait que sa génitrice la voyait déjà bague au doigt, comme si, en cas désespéré, l'adolescente ne pourrait jamais espérer trouver mieux que ce que la providence lui offrait aujourd'hui. Luc, un garçon gentil... un mari facile.

Mais comment mépriser une femme qui, après avoir désespéré que son enfant trouve jamais le bonheur, saisisse la première opportunité qui soit pour satisfaire ce cœur prêt à aimer ? Comment critiquer un être qui resta des nuits entières au chevet de sa progéniture pour essuyer ses larmes et supporter la raison de sa douleur, celle d'avoir été moquée et harcelée la journée durant ? Comment croire, enfin, que nous avons le pouvoir de juger une personne d'après ce qu'elle montre, en oubliant trop souvent le dicton plein de science : "Méfiez-vous des apparences." ?

Fanny, elle, ne l'oubliait pas. Sa mère ne l'avait pas désirée avant sa naissance, mais elle avait appris à l'aimer. D'un amour grotesque pour l'ignorant. D'une chose tout à fait différente pour la jeune fille. Madame Rita-Lans n'était pas un monstre. Elle avait du cœur, mais elle était faible. Elle aimait, mais ne savait le montrer. Pourtant, Fanny ne pourrait jamais oublier le regard horrifié de sa mère, ni la tristesse sur son visage quand elle avait dirigé ce couteau contre elle-même, ou la tendresse dont elle avait usée pour faire oublier à jamais l'idée de ce geste désespéré. Madame Rita-Lans adorait désormais ses enfants, comme si elle les avait toujours voulues.

- Oh, attends, je vais chercher un vase !

La matriarche se précipita dans le salon, et revint avec un vase en cristal très fin, conçu pour accueillir les plantes solitaires. Elle remplit le récipient d'eau, retira la fleur des mains de l'adolescente, et la déposa dans le liquide. Enfin, elle plaça le vase sur le plan de travail, de façon à ce que tout le monde puisse le voir, et sourit comme si c'était elle qui avait reçu le présent.

À l'heure du diner, Monsieur Lans commenta la beauté de la plante, au plus grand plaisir de son épouse qui en profita pour raconter l'histoire de l'amoureux "mystère" de sa fille aînée. L'ambiance qui suivit fut particulièrement joviale. Seule Pia gardait le silence, observant son assiette comme si elle était vide. Au pied de son sac à dos, abandonné dans un coin de la cuisine, se déversait une multitude de roses à peine effleurées. Elles étaient plus splendides les unes que les autres, et sentaient divinement bon. Pourtant, aucune n'atteignait l'état de perfection de la surprenante rose rouge.

Fanny dormit peu ce soir là, retournant encore et encore ses pensées dans sa tête. Elle savait que le lendemain serait la fin d'une époque. Mais il était temps d'arrêter les non-dits, les silences et les cachoteries.

La vérité. Rien que la vérité.