Chapitre 51
"Oh Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom, ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet..."
Dans la salle, les sanglots se mêlaient aux soupirs. Plongés dans l'obscurité, certains élèves utilisaient leur portable ou fermaient les yeux quand Madame Hatmon, elle, récitait la pièce sur les lèvres en fixant la toile de vidéoprojecteur. Louis était de ceux qui, croisant les bras d'un air las, somnolaient dès que la professeure reportait toute son attention sur le film. Sa tête tombait alors légèrement sur le côté, et ses lèvres s'entrouvraient dans un souffle. Lorsqu'on tira à nouveau les rideaux, l'adolescent comprit que le film était terminé, et se redressa avec fatigue.
- Bien, commença l'enseignante avec émotion, avant d'entamer les questions, je souhaite vous faire part d'un projet quelque peu ambitieux qui, vous le comprendrez rapidement, n'est pas sans rapport avec le visionnage d'aujourd'hui.
Curieux, plusieurs lycéens dressèrent l'oreille, aux aguets.
- Voilà, reprit la trentenaire, je voulais faire la surprise aux élèves déjà inscrits dans notre club de théâtre. Avec mes collègues de français, nous avons l'intention de mettre en scène cette tragédie de Shakespeare. Et même si l'année scolaire se trouve bien avancée, vous êtes tous les bienvenus pour participer à notre projet.
"Pathétique... pensa Louis. Elle est si maigre que ça leur communauté ?"
Emma-Rose Jacques, cette fille insupportable pour son QI deux fois plus élevé que la moyenne, leva le doigt.
- Oui ? fit Madame Hatmon, ravie.
- La pièce sera-t-elle jouée au spectacle de fin d'année ?
- C'est là notre voeu.
- Et vous espérez que nous la connaissions entièrement en quatre mois ?
- Non. Cela se fera par scènes entrecoupées.
- Les réunions se tiendront-elles toujours en deux heures le mercredi après-midi ?
- Absolument.
- Mais ils ne sauront pas s'y prendre ! affirma la jeune fille en évoquant ses camarades comme si l'entretien ne se tenait plus qu'en privé. Il faut travailler les mouvements du corps et le langage avant de se lancer dans une représentation !
- Madame Jacques, je suis convaincue que les élèves intéressés s'engageront corps et âme dans ce projet. Car après tout, je ne force personne à se présenter aux auditions, fit-elle d'une voix frêle et soucieuse.
- Il y aura des auditions ?
- Bien entendu.
- Vous ne privilégiez pas les membres du club ?
- Cela vous poussera à vous surpasser.
Emma-Rose se mordilla les lèvres.
- J'auditionne pour Juliette !
Madame Hatmon sourit de toutes ses dents.
- Cela va s'en dire... D'autres volontaires ?
Alors que quelques doigts audacieux se levèrent, l'enseignante attrapa son petit carnet pour y inscrire les noms des séduits ; puis son regard s'égara dans le fond de la salle, et elle fronça les sourcils. Louis, avachi sur sa chaise, tapotait sur son portable dans un détachement total vis-à-vis du reste du monde.
- Monsieur Nattier, commença-t-elle alors, agacée, ne seriez-vous pas tenté d'incarner notre futur Roméo ?
La classe entière s'esclaffa.
- Hein ? lança le jeune homme roux.
- Roméo Montaigu. Cela ne vous dit rien ?
Louis se rassit convenablement sur son siège et rangea son portable dans sa poche.
- Donnez-moi ça, tempêta la professeure en s'approchant et en tendant la main vers l'étudiant.
Le lycéen s'apprêta à riposter, puis se rappela l'avertissement de sa mère et, dans un soupir furieux, donna son mobile à l'enseignante.
- Vous le récupérerez à la fin du cours si vous vous montrez un temps soit peu intrigué par ce que je viens de vous dire.
- Et pourquoi je voudrais faire partie de votre pièce minable ? ne put s'empêcher le garçon.
Madame Hatmon respira profondément.
- Parce que le directeur m'a, en tant que professeur général, confié la mission de vous remettre une nouvelle fois dans le droit chemin. Or puisque vous vous moquez toujours éperdument des règles, je tente le tout pour le tout en vous proposant une activité pratique, la théorie semblant vous échapper... On vous a offert la main de trop, n'est-ce pas ?
Louis déglutit.
- Parce que vous appelez ça de la pratique ? bégaya-t-il.
- Ne craignez rien. Je ne ferai pas appel à votre intellect, mais m'assurerai que vous appreniez à vous maitriser. Le théâtre a des codes qui, dans la vraie vie, vous serviront si vous les appliquez.
- Je ne vais pas mélanger la vie et le théâtre. Je ne suis pas dingue.
- C'est ce que vous dites. Mais vous n'imaginez pas tout ce que cette activité peut vous apporter. De l'exigence. Du respect. De la discipline.
- Tout ce que je n'ai pas, quoi, osa Louis, insolent.
- Et qu'il vous sera difficile d'intégrer. Mais je ne désespère pas. Du moins, je n'ai pas le choix...
- Une seconde... coupa l'adolescent. Qu'est-ce que vous attendez de moi au juste ? ajouta-t-il, craignant soudain le dénouement de la conversation.
- Je veux que vous participiez à nos réunions le mercredi après-midi. Je souhaite que vous ambitionniez pour quelque chose au moins une fois dans votre vie. Et j'espère ne plus jamais me retrouver dans le bureau du proviseur pour votre comportement déplorable.
- Et vous croyez que votre pièce va m'aider ?
- J'y place mes derniers espoirs.
- C'est du délire.
L'enseignante posa ses mains sur la table unique du jeune homme, et leva les yeux pour plonger son regard sévère dans le sien.
- C'est votre ultime chance de ne pas quitter tout ce que vous avez sous les huées de l'établissement ; ce qui devrait plaire à votre mère, vous ne pensez pas ?
- Ne parlez pas de ma mère, grinça l'étudiant.
- Je suis votre supérieure, j'évoque ce que je veux.
Sans plus attendre, Madame Hatmon posa son carnet sur le bureau de Louis, et lui présenta son stylo.
- On y va, Monsieur Nattier ?
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