Chapitre 55
*Ma vie est un désastre.*
Arrêté devant la porte de la salle de théâtre, Louis soupira. Il avait dix minutes de retard sur le cours, mais ne s'en formalisait pas. Sa seule crainte était de se mélanger à cette foule d'élèves ennuyeux, débitant des paroles de tragédiens célèbres, tous plus assommants les uns que les autres. Quelques secondes plus tard, il leva le poing et toqua à l'entrée, malgré lui. Il pénétra dans la pièce après avoir été invité à le faire, puis haussa les sourcils, main fixée sur la poignée. Devant lui, un comédien gesticulait au centre d'un large cercle d'étudiants assis, ces derniers prenant des notes ou analysant ses comportements pour tenter de les reproduire en se mouvant sur leur chaise. Le garçon rouvrit lentement la porte, de façon à s'éclipser de cet endroit maléfique, lorsque Madame Hatmon vint à lui, sourire aux lèvres.
- Louis ! Quelle merveilleuse surprise !
Piégé, le lycéen déglutit.
- Bonjour Madame... marmonna-t-il. Je suis désolé, mais il faut que je parte. Je viens de me rappeler qu'il faut que je rende un travail pour demain et...
- Ne dites pas de sottise, prenez une chaise et installez-vous, coupa l'enseignante en lui indiquant la ronde des cinglés anonymes comme s'il ne l'avait pas encore remarquée.
- Mais il y a cette dissertation, vous savez...
- Je vous accorde quelques jours de plus pour me la remettre.
- ... Ma mère a certainement besoin de moi. Elle ne se sent pas très bien en ce moment.
- Votre mère m'a dit l'autre jour qu'elle était enchantée à l'idée que vous entrepreniez une activité extrascolaire.
*Bon sang. Quelle plaie...*
A court d'excuses, l'étudiant esquissa un sourire perfide, et suivit sa professeur.
- C'est une très bonne chose que vous soyez venu.
- Hmm... fit Louis en remarquant un élève en train d'effectuer un mouvement de danse avec ses mains.
- Je vous laisse prendre place.
L'éducatrice se redirigea vers sa propre chaise, adjacente à celle de ses collègues, tandis que Louis s'installait aux côtés de deux extraterrestres instables. Les élèves se murmuraient des choses en le reconnaissant, bouche-bée, mais évitaient son regard comme la peste. Les bras croisés, l'adolescent examinait le funambule avec incompréhension. Comment l'espèce humaine pouvait-elle s'émerveiller devant un individu qui, muet comme une tombe, s'agitait avec autant de grâce qu'un alcoolique sous héroïne ? Le jeune homme bailla sans retenue plusieurs fois, et se couchait sur sa chaise à mesure que les minutes sous silence s'écoulaient. Après une bonne demi-heure de danse sataniste, le comédien salua les élèves qui l'applaudirent généreusement, puis se retira du cercle pour ranger ses affaires. Pendant ce temps, les professeurs posaient des questions étonnamment sérieuses sur le cinéma grotesque qui venait de se dérouler, et Madame Hatmon, définitivement fascinée par la présence de Louis, décida de le marteler à coup d'interrogations plus absurdes les unes que les autres.
- Qu'avez-vous pensé de cette interprétation du personnage Bip joué, à l'origine, par Marcel Mangel, également connu sous le nom de "mime Marceau" ? commença-t-elle.
*Un cauchemar...*
- Euh... Super génial.
- Avez-vous trouvé une corrélation avec le personnage de Pierrot, ou Pedrolino, l'un des zanni de la comedia dell'arte créé par Jean-Gaspard Debureau ?
*Pourquoi elle parle espagnol ?*
- Ah oui !
- Pourriez-vous nous donner quelques éléments de comparaison ?
- Eh ben... déjà ce sont deux mimes... Et puis, ils ont sûrement été inventés sous coke pour avoir des noms comme ça... Je veux dire, il suffit de voir leur source d'inspiration. Bip Bip prend du crack pour garder la forme - c'est connu -, et "Au clair de la lune, mon ami Pierrot", enfin, ça veut tout dire.
Les enseignants et les lycéens se regardèrent, stupéfiés ou hilares.
- Je vous demande pardon ? bégaya Madame Hatmon.
Louis sentit la chaleur l'envahir.
- Je suppose que vous n'avez aucune connaissance des personnages, rumina la professeure, déçue.
*Et merde.*
- Question suivante ?... bredouilla l'étudiant pour mettre fin à ce moment de gêne.
La pédagogue s'exécuta, mais avec moins d'enthousiasme.
- Vous avez certainement perçu l'originalité de cette intense représentation du mime. En quoi le Bip de Marceau se distingue-t-il des autres ?
- Euh... Il n'a pas de chaussures ?
- Monsieur Nattier, souffla Madame Hatmon, avez-vous pris connaissance du thème de cette semaine avant de nous rejoindre ?
- Il y avait un thème ?
- A votre avis ?
Les élèves ricanèrent.
- Je savais pas qu'il fallait préparer quelque chose...
- Il faut toujours travailler le sujet de la séance en amont, vous enrichir de connaissances personnelles. Le programme est renouvelé chaque samedi sur le site internet du lycée. Je vous recommande donc de le consulter si vous souhaitez participer à nos réunions.
*Activité extrascolaire mon c...*
- C'est entendu ?
Louis acquiesça, ironique, puis laissa Emma-Rose répondre à la question de l'enseignante.
- Dans les années 1950, le personnage de Bip est singulier par son habit - il porte un pantalon blanc à pattes d'éléphant, une marinière, un caraco gris et un chapeau claque d'où émerge une fleur écarlate - et son maquillage - le visage enfariné avec du blanc, des sourcils en accent circonflexe, des yeux cerclés de noir et des lèvres couleur sang. Marceau est aussi atypique par son style qui intègre une grande ouverture d'esprit. Il dit pouvoir construire un monde idéal dans ses pantomimes et ses mimodrames, et défend la déchirure, le mal, en ne montrant pas l'abandon, mais un cri d'espoir. Il croit à la rédemption humaine à travers le théâtre.
Emma-Rose acheva son morceau de bravoure en lançant un regard plein de mépris à Louis.
- Excellent ! s'exclama Madame Hatmon. J'ajouterai simplement que Marceau s'est déplacé sur les scènes du monde entier afin de briser les frontières de la langue par l'art du mime, et rendre à cette virtuosité technique son envergure cosmopolite et populaire. Bip n'a jamais cessé de questionner l'art théâtral à travers le parti pris du silence.
Tous les élèves étaient de nouveau plongés dans leur cahier. Louis seul écoutait à peine le cours ; il avait, à l'instar de ce Bip sorti de nulle part, pris le parti du silence dans son entière dramaticité. Prêt à s'endormir, le jeune homme se réveilla en sursaut lorsqu'une autre professeure éleva la voix. Plus grave et funeste, ce timbre avait de quoi impressionner les grandes brutes de l'établissement, à commencer par Louis Nattier.
- L'entremet est terminé. Nous allons donc écouter - je le regrette - vos épouvantables représentations des protagonistes de la pièce Roméo et Juliette pour lesquels vous auditionnez. Il est malheureux que mes collègues aient fait le choix de déléguer un chef d'œuvre vu et revu par les plus grands à des mineurs incompétents, mais la majorité a décidé, et je ne peux que me plier à sa triste volonté. Des questions ?
Emma-Rose leva le doigt.
- Oui ? se força l'enseignante, déjà fatiguée.
- Peut-on s'échauffer la voix avant ?
- Vous avez cinq minutes... Autre chose ?
- Si on veut pas le faire ?
Tous les visages se tournèrent vers Louis - qui n'avait pas levé la main.
- Alors vous avez toqué à la mauvaise porte, grogna la professeure. Pour être honnête, je me demande ce que vous faites encore là. Votre insolence est on ne peut plus exaspérante, et votre stupidité sans limite.
L'adolescent attrapa son sac gisant à ses pieds et se leva dans un bruit infernal, sa chaise manquant de tomber à terre.
- Allez vous faire foutre, vous et votre théâtre à la con, articula-t-il avant de quitter la salle, sans regret.
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