Chapitre 76
- Adieu les ploucs et bonjour la liberté !
Ce vendredi amenait avec lui la fin des cours et le début des vacances de Pâques. Les élèves quittaient l'établissement comme un troupeau de bêtes trop longtemps enchainé, autrement dit, en déboulant dans les rues et en se bousculant comme des attardés. Les étudiants s'embrassaient comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis quinze ans, les profs chialaient de joie à l'idée de profiter enfin du côté jouissif de leur profession ; de quoi désarmer les simples passants dont le mot "éducation" leur était presque devenu étranger avec le temps. Et même si toutes ces effusions avaient de quoi affecter l'importance de ces deux grands mots qu'étaient les "vacances scolaires", le plus respectueux des lycéens devait reconnaître que cette liberté, maigre et provisoire, avait quelque chose de délicieux.
Le lycéen en question, ou plutôt, la lycéenne, avançait comme une gazelle entre les importuns, faisant retourner sur elle les regards des adolescents au chamboulement hormonal facile. Elle avançait, un pied devant l'autre, en esquivant chacun de ces abrutis dans un mépris des plus spectaculaires. Ses cheveux rouges flottaient dans le vent et faisaient ressortir ses grandes prunelles enténébrées. Sa tenue des plus provocantes ne pouvait empêcher les sifflements impertinents, mais le bruit animal faiblissait sur son passage. Les bouches, autant que les yeux, s'ouvraient en grand inconsciemment. Fine, la jeune fille portait une minijupe à volants noirs et un haut bordeaux à décolleté plongeant, ainsi qu'une longue paire de bottes noires à lacets violets sur des collants résille. Son maquillage des yeux, très sombre, contrastait à peine avec ses lèvres pourpres et voluptueuses. Elle se les mordillait dans un plaisir sauvage avec la conscience pleine et entière de son pouvoir : objet sensuel, oui ; objet sexuel, pour les chanceux.
Elle n'était pas le genre de beauté qui charme au premier coup d'œil, mais qui joue de ses talents pour attirer l'attention des autres. En vérité, elle n'avait pas besoin de compagnons, ou pratiquement pas - l'idée même d'être accompagnée lui apparaissant comme pompeuse et sans intérêt si utilité il n'y avait pas.
Elle ne regardait pas derrière elle. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Rien ni personne ne lui manquerait dans cet établissement. Au contraire, elle pensait à celui qu'elle ne tarderait pas à retrouver avec plaisir. Et alors qu'elle se dirigeait vers l'arrêt de bus pour rentrer chez elle, un klaxon retentissant vint déchiqueter ses tympans. Elle souffla avant même de reconnaitre la Mercedes amarante qui l'attendait. Sa mère lui faisait des signes de mains impatients et exaspérés, et l'adolescente ne cacha pas son ennui et son dégoût pour celle qui avait attiré les railleries des autres étudiants dans la manifestation de sa présence. Elle contourna le véhicule, posa ses affaires dans le coffre, et prit place sur le siège voisin à celui de sa génitrice. Sans un mot ni un regard pour elle, elle chercha son briquet dans son sac à main et alluma sa clope avec désinvolture. Les yeux écarquillés d'horreur, sa mère lui enleva l'instrument mortel avec autant d'aplomb, et le jeta par-dessus la fenêtre malgré les menaces de sa fille. L'adulte démarra la voiture avec une réprimande glaciale, puis les deux femmes se turent. L'une croisant les bras avec hargne et répugnance, l'autre conduisant sans sourciller, l'œil dur et sévère.
L'opposition des styles était déconcertante. La mère était aussi sobre dans son habit que la fille était fantasque ; aussi religieuse que libertine ; aussi sérieuse que sexy et gothique. Son tailleur bleu pâle et son carré châtain la vieillissaient, mais elle semblait fière de son apparence. Elle se contenta de marmotter quelques commentaires désagréables en analysant la tenue de sa fille - rompant ainsi quelques fois le silence qui, avec les années, était devenu chose anodine entre les parentes.
- Je te dépose chez ton père ? demanda froidement la mère lorsqu'elles atteignirent la ville.
La jeune fille acquiesça avec autant de rudesse, puis le silence redevint maitre dans la voiture. Elle dissimulait un sourire à l'idée de retrouver son paternel, et sauta presque du véhicule au moment où celui-ci s'arrêta. Elle prit sa valise, ne salua pas sa mère, qui y montra un peu plus d'effort, et frappa gaiement à la porte de la maison lui faisant face. Un homme grand et au front dégarni l'accueillit à bras ouverts, tandis que deux enfants de quatre et six ans se précipitaient joyeusement vers elle. La voiture redémarra à pleine vitesse, et la porte se referma sur la famille animée. Dans la cuisine, une femme tenait un plat entre ses deux maniques. Elle lança un sourire amical à la nouvelle venue, et lui demanda si elle comptait diner avec eux ce soir, ce à quoi l'adolescente agréa. Celle-ci savait que le repas se déroulerait dans une bonne ambiance - en opposition avec les repas toujours froids qu'elle devait tolérer avec sa génitrice - et, promesse de sa belle-mère, qu'il se terminerait par un gâteau pour célébrer le début des vacances. La jeune fille s'excusa de ne pouvoir s'éterniser dans la maison, mais son impatience, jusqu'ici mise à rude épreuve, devait être satisfaite. Elle quitta les siens, se dirigea vers l'arrêt de bus le plus proche, et monta dans le premier car qui se présenta. Il était cinq heures et demie, et le soleil commençait à disparaître à l'horizon.
Elle descendit dans une rue cosmopolite où l'agitation régnait, puis marcha une centaine de mètres jusqu'à un kebab mal éclairé. Cependant, elle n'y entra pas, et sonna à la porte qui lui était accolée. Après quelques secondes d'attente, le bouton s'alluma, une voix féminine s'en éleva, et le battant. Un chien aboyeur accueillit la jeune fille sur le palier, mais celle-ci grimpa l'escalier en l'ignorant, un peu effrayée par ses grognements. Elle poussa la sonnette de la seule porte du troisième et dernier étage, puis entra dans l'appartement avec entrain. La propriétaire lui faisait face, mais semblait faire un effort surhumain en invitant l'adolescente dans son foyer. Ses lèvres se retroussaient dans une grimace terrible, et elle réussit à peine à lui renvoyer son bonjour quand l'étudiante la salua. Habituée à ces marques d'attention glaciales, l'impertinente ne s'en offusqua pas, mais monta l'étroit escalier conduisant à la mezzanine. Elle resta bouche bée en n'y découvrant pas son occupant habituel, puis redescendit lentement. Son regard rencontra celui, moqueur, de la femme, et elle fronça les sourcils.
- Où est-ce qu'il est ?
L'autre croisa les bras avec mépris.
- Il travaille. Pour une fois...
- Il travaille ? Où ?
- Au lycée.
- Mais il est plus de cinq heures et demie. Il devrait être rentré !
- Il prend des cours particuliers.
L'adolescente jeta un coup d'œil autour d'elle. L'appartement n'avait rien à voir avec l'ancienne maison de la famille, plus grande, mieux équipée et établie.
"Quel revers de fortune." pensa-t-elle en soupirant.
- Et qu'est-ce qu'il prend comme cours ? Quand est-ce qu'il reviendra ?
Au moment où la belle rousse s'apprêtait à répondre, un garçon entra dans le logement, essoufflé. Il ôta sa veste et ses baskets, puis remarqua l'invitée et écarquilla les yeux, surpris, puis embarrassé. Outrée par cette étonnante attitude, la visiteuse rougit.
- Mél ! s'exclama le lycéen en se reprenant. Tu es déjà arrivée !... Je veux dire, j'espérais être rentré avant que tu n'arrives.
Il vint à l'étudiante et lui offrit un sourire qui la dérida presque aussitôt. Puis, lui proposant de monter dans la chambre mezzanine, malgré le regard sévère de sa mère, pour plus "d'intimité", ils s'y enfermèrent sans plus attendre. La jeune fille s'assit sur le lit bas et croisa les jambes d'un air sensuel. Son expression aurait intimidé un étranger, mais Louis se contenta de sourire. Il jeta un œil vers la porte au moment où Mélanie se redressait et attrapait le col de son tee-shirt pour l'embrasser. Il la repoussa tranquillement, et murmura qu'ils ne pourraient rien faire tant que sa mère était dans l'appartement, en ajoutant que sa nouvelle chambre ne recouvrait pas aussi bien les bruits que l'ancienne. Mél leva les yeux au ciel, et le bécota comme s'il n'avait rien dit.
- Laisse-toi faire... J'ai déjà fait l'amour dans un couvent. Alors une chambre...
- Un couvent ?!
- Visite scolaire.
L'adolescente entama les préliminaires dans un silence des plus religieux, plaquant quelquefois sa main sur la bouche de son partenaire pour l'empêcher de souffler trop fort. Quand les cris devenaient menaçants, elle lui chuchotait plusieurs astuces pour faire taire son plaisir, ou y allait carrément physiquement pour qu'il en soit ainsi. Lorsque les montagnes russes prirent fin, les jeunes gens se couchèrent sur le lit dans un soupir satisfait, puis restèrent ainsi, l'un contre l'autre. Seule Mélanie exprimait une moue interdite quand Louis désira se lever pour se rhabiller, mais elle ne lui en fit part que lorsqu'elle fut sûre qu'il s'en fut aperçu.
- Ça va ? lança le rouquin sans grand émoi.
- Ben... Ta mère m'a appris un truc tout à l'heure.
- O-k...
- Elle a dit que tu prenais des cours particuliers. Sauf que ça te ressemble tellement pas que j'ai pas pris ça au sérieux.
Elle s'arrêta, cherchant sur le visage de son compagnon l'air gêné qu'elle attendait, et ne fut pas déçue.
- Elle a raison, fit Louis. Je prends des cours de théâtre.
Stupéfaite, Mélanie ouvrit grand la bouche et étouffa un rire involontaire.
- T'es pas sérieux ?
- Si, si, s'amusa le grand roux à son tour.
- Mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête ?
Louis lui raconta son histoire. De la menace de son exclusion définitive à sa mère, le théâtre était devenu sa seule chance de rester dans l'établissement.
- Et ça fait longtemps que t'en fait ?
- Quelques semaines...
- J'arrive pas à croire que tu m'aies caché ça !
- Je pensais que ce serait la dernière chose qui t'intéresserait.
- Après toutes ces années, c'est vraiment ce que tu crois ?
- Ou c'est peut-être moi qui ne voulais pas en parler...
La jeune fille prit un air malicieux, et se rapprocha de son compagnon, la couette serrée contre son corps nu.
- Tu as eu tort, susurra-t-elle en passant sa main dans ses cheveux emmêlés. Tout ce que tu fais m'intéresse.
- Mais tout ce que moi je fais ne m'intéresse pas forcément.
- Tu es doué au moins ?
- Non... Et cette fille-là, cette Pia, est franchement infecte et odieuse. Elle est censée m'aider mais elle me rabaisse dès que j'essaye quelque chose.
- C'est ta prof ?
Louis ricana, amer.
- Soi-disant.
- Alors dis-lui ce que tu as sur le cœur. Ne l'épargne pas.
- T'as oublié ce que je t'ai dit ! s'écria le garçon. Je suis coincé ! J'ai les mains liées ! Si je dérape, si je lance un seul mot de travers, je suis foutu !
- Etre à J-B avec moi, ce serait pas la fin du monde non plus ! répliqua la jeune fille, offensée. Je dis pas que c'est le meilleur endroit pour étudier, mais entre amis, on se soutiendrait !
- On est en avril, Mél. C'est pas le moment de déconner.
Puis il finit de se revêtir, alors qu'elle en fit de même. Son compagnon semblait aussi triste que désemparé.
- Louis, tu es mon meilleur ami depuis qu'on a six ans. Je te connais par cœur. Alors ne crois pas que je ne te comprends pas.
Elle l'entoura de ses bras, et posa sa tête sur son épaule.
- Si rester à Marie Curie est vraiment important pour toi, essaye de voir les choses sous un angle différent.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien, au lieu de chercher la meilleure façon de rester, inquiète toi de savoir ce que les autres attendent de toi.
L'étudiant se tut, réfléchissant de son côté à cette idée, mais fut bientôt ramené à la réalité par un tendre baiser sur sa joue.
- Je vais y aller, annonça son amie.
Louis ne riposta pas, mais la raccompagna, l'enlaça avec sympathie sur le palier de la porte, et la salua en sachant qu'ils se retrouveraient le lendemain. Un sourire s'étira le long des lèvres de la jeune fille, car elle quittait l'immeuble avec le sentiment agréable d'avoir pu être utile. Elle chantonnait en s'asseyant à l'arrêt de bus, mais sa rêverie ne tarda pas à être interrompue par une voix d'homme, aussi douce que virile.
- Excusez-moi, vous avez fait tomber quelque chose, lui dit-il tout en relookant sa poitrine.
Mélanie baissa les yeux au sol, remarqua une bande de préservatifs non consommés qui avait glissé de son sac, la ramassa, et rougit à peine quand elle perçut le regard significatif du bel inconnu. Il déglutit tandis qu'elle examinait l'heure sur son portable. Après quelques calculs, elle acquiesça pour elle-même, observa le malotru par-dessus ses lunettes de soleil, et lui lança un sourire des plus ravageurs.
- Et vous, vous laisserez bientôt tomber toutes ces fringues encombrantes, assura-t-elle en posant une main sur sa cuisse. Parce que là, j'ai vraiment besoin de crier.
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