Chapitre 88
Soucieuse, Pia attendait devant l'une des salles de classe. Le couloir était vide et toutes les portes closes.
- On a un problème, dit-elle lorsque Louis la rejoignit. Notre salle est en travaux et toutes les autres sont utilisées.
- Tu veux qu'on remette ça à la semaine prochaine ?
- J'imagine qu'on n'a pas vraiment le choix.
Surpris par le ton excessivement angoissé de sa professeure, le lycéen réfléchit à une solution de secours.
- Il y a une autre possibilité, proposa-t-il en grinçant des dents.
- Qu'est-ce que c'est ?
- On peut aller chez toi ou chez moi...
- Oh ! laissa échapper la jolie blonde. C'est qu'il y a ma sœur et mes parents...
- Chez moi, alors ?
La beauté observa Louis attentivement. Cette idée semblait fortement déplaire à ce dernier, mais il prenait sur lui pour satisfaire l'exigeante travailleuse.
- Je ne veux pas te déranger... Il doit y avoir ta famille aussi.
- Je n'ai que ma mère et elle... euh... travaille toute la soirée.
- Ah !... Dans ce cas, pourquoi pas...
Pia ne savait pour quelle raison elle acceptait une telle offre, si ce n'était que les quartiers banlieusards l'intriguaient depuis longtemps et qu'elle voyait là une occasion de s'y confronter. Non qu'elle en ignorait les apparences, mais la réputation des lieux ne l'encourageait jamais à s'y rendre seule, et ce n'était pas un endroit où ses amis aimaient se promener.
Louis grimaça, s'étant - à l'évidence - attendu à un refus des plus catégoriques. Amenant l'adolescente jusqu'à l'arrêt de bus, il avait le regard sombre et lointain, et ne cherchait plus à discuter de quoi que ce soit. Pourtant, son enseignante préféra ne pas relever l'indélicatesse et tenta tant bien que mal de lui donner le sourire.
- Ce doit être charmant, osa-t-elle.
- Si tu appelles charmant un tas d'immeubles en béton, alors oui, ça l'est...
- Tu vis dans l'un d'eux ?
- Oui, soupira le garçon. Ma mère loue l'appartement depuis quelques semaines, mais nous vivions dans les beaux quartiers avant...
- Avant quoi ?
L'étudiant rougit.
- Avant que ma mère perde ses meilleurs clients...
- Elle fait quoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Le jeune homme déglutit, conscient d'avoir éveillé la curiosité de la lycéenne.
- Voilà le bus, coupa-t-il, une expression mi-rassurée, mi-embarrassée sur le visage.
Les compagnons montèrent dans l'autocar et restèrent debout, se tenant à l'une des barres métalliques pour ne pas trébucher durant le voyage.
- Ne t'attends pas à du grand luxe, relança Louis après hésitation. C'est petit et grisâtre... Mais l'appartement est propre !
Pia sourit.
- Je n'en doute pas.
- C'est que... Je ne voudrais pas que tu tires de conclusions trop hâtives après ce que tu vas voir...
- Ça va aller ! Je suis sûre que ce sera très bien ; ne t'en fais pas pour moi, insista la jolie blonde dont l'associé ne tarda pas à retomber dans un profond mutisme.
Lorsque le bus s'écarta du centre-ville et que les premiers établissements bétonnés remplacèrent les belles maisons et les immeubles en pierres blanches, Pia sentit son euphorie baisser. Les minutes s'étirant en demi-heure, ce sentiment d'insécurité s'aggrava à mesure que de nouveaux passagers la dévisageaient de la tête aux pieds en sifflant, contraignant la beauté à se rapprocher de son guide.
- Est-ce qu'on arrive bientôt ? demanda-t-elle, le cœur battant à tout rompre.
Louis leva les yeux vers les trois derniers vauriens qui lorgnaient sa partenaire, et les fusilla du regard.
- Au prochain arrêt, l'apaisa-t-il. Ce n'est plus très loin.
Les deux lycéens quittèrent le véhicule au moment où celui-ci ouvrait ses portes, mais, descendant à leur tour, les trois adolescents les suivirent de près.
- On va accélérer le pas, d'accord ? dit le rouquin en faisant cette désagréable découverte.
Pia ne protesta pas. Elle n'attendait, au contraire, que cela.
- Hey, Mademoiselle ! Partez pas si vite, on veut juste discuter ! cria une voix que deux rires accompagnèrent.
Les étudiants couraient presque à présent. Malheureusement, les harceleurs en firent autant, désirant plus que jamais parvenir à leurs fins.
- T'es magnifique ! T'as un copain ? hurla encore la voix, quasi hystérique.
- Je vais leur casser la gueule, grogna Louis entre deux souffles.
- Non !... Ils sont trois et je ne sais pas me battre ! répliqua l'autre, aussi essoufflée.
Dans un virage, le protecteur prit le bras de la jeune fille et l'amena dans une ruelle sombre.
- Sale pute ! On va t'avoir ! s'emporta alors le pisteur.
Le rouquin reproduisit le stratagème jusqu'à ce que les voyous perdent totalement leur trace.
- Je suis désolé, on va devoir revenir sur nos pas, fit-il quand Pia et lui s'arrêtèrent pour se calmer. Est-ce que ça va ?
Il tenait désormais les deux bras de la proie qui, livide, fixait le sol sans rien dire.
- Ça m'arrive souvent... Je veux dire, d'être accostée en ville... Mais je ne crois pas avoir déjà eu aussi peur...
Elle refoula ses larmes, se dégagea doucement de son sauveur, puis marcha à ses côtés jusqu'à ce qu'ils eussent atteint la rue où le garçon logeait.
- Hmm... Voilà, on y est... dit-il en atteignant le kebab peu accueillant.
L'air honteux, il tenta de deviner les pensées de l'adolescente et fut récompensé dans ses craintes. Mais Pia, ne désirant plus que s'enfermer dans un lieu bienveillant, fit bientôt abstraction des détails, et Louis comprit que la fatigue seule lui donnait maintenant envie d'entrer pour se reposer. Il ouvrit la porte d'entrée, dépassa le chien qui fit sursauter la lycéenne par ses aboiements, et monta l'escalier jusqu'à atteindre le foyer. Il se frotta la nuque, gêné quand la visiteuse en passa le seuil, et tendit une main vague sur l'ensemble en guise de présentation.
- On peut se mettre là, suggéra-t-il en montrant le canapé.
A peine la convive eut-elle fait un rapide état des lieux en un coup d'œil qu'elle acquiesça sans rien dire, épuisée, puis se laissa tomber sur le sofa. Là, elle regarda par la fenêtre et prit pleinement conscience que le ciel s'assombrissait.
- Il est presque sept heures ! observa-t-elle en sautant sur ses pieds. Ma mère doit s'inquiéter !
- Appelle-la, alors, balbutia l'étudiant. On va reprendre le bus et...
- Oh non, surtout pas le bus ! Prenons ton scooter !
- Ma mère n'est pas rentrée et je n'ai pas de permis, confessa Louis.
- Tu n'as pas de scooter ? s'écria l'adolescente.
- Si tu ne veux pas prendre le bus, on doit attendre que ma mère revienne. Elle te ramènera en voiture, lança le rouquin dont le rouge aux joues s'étendait maintenant aux oreilles.
- Et elle rentrera quand ?
- Bientôt.
Déconfite, la conviée dut se résoudre à prévenir sa génitrice de la situation. Elle lui assura qu'elle n'était pas en danger et prétexta un accident de bus qui l'empêchait de revenir chez elle, pour ne pas reprendre ce moyen de transport. En raccrochant, elle soupira et jeta son portable sur le canapé.
- Elle vient me chercher. Je lui ai donné ton adresse.
Puis la beauté se mit à faire les cent pas.
- Plus jamais je ne remettrai les pieds ici !
- Et plus jamais je ne te proposerai de m'y accompagner.
L'adolescent ne s'offusqua pas de la remarque de la jeune fille, la comprenant sans doute, au vu des circonstances.
- Ce n'est pas contre toi, précisa-t-elle néanmoins, par peur de l'avoir blessé. Je te remercie d'avoir été là, d'ailleurs. Sans toi, je ne sais pas ce qui serait arrivé...
- Sans moi, tu n'aurais jamais fini ici ; donc rien de tout ça ne serait arrivé.
Pia s'effondra sur le sofa. Louis, qui s'y était déjà assis, l'examina en silence.
- Tu veux que je sorte mon texte ? demanda-t-il après un moment.
Sa professeure sembla reprendre ses esprits, puis hocha la tête.
- Quitte à attendre ici, autant faire ce pour quoi on est venus, dit-elle en soufflant.
Le garçon sortit les papiers de son sac à dos.
- Bien... On va refaire la scène où Roméo retrouve Juliette sous sa fenêtre ; acte deux, scène deux, décida la jolie blonde, éreintée.
Après l'avoir étudié un instant, Louis posa son texte sur le siège, se leva, et vint se placer devant la jeune fille.
- Je joue là ?
- Vas-y, fit-elle nonchalamment.
- Ok...
Le comédien se racla la gorge, inspira et interpréta son rôle. Pia l'écouta sans rien dire, mais laissa paraître une fascination qui avait commencé le jour où Louis lui avait dévoilé tout son talent, juste avant qu'elle ne passe la colère de son aveuglement sur Gatien. Lorsqu'il eut fini, elle lui fit part de ses doutes sur certains passages, et lui proposa de les reprendre en particulier.
- Donne plus de passion à ces phrases-là... Tu sais quoi ? Je joue Juliette, tu joues Roméo.
L'adolescente se dressa sur le canapé sans attendre la réponse du garçon, et attendit qu'il exécute son plan.
- Tu veux que je rejoue ça ? bredouilla-t-il, pris de court.
- Oui, et je te donne la réplique.
L'assurance de la lycéenne désarma un instant l'acteur qui se perdit dans ses notes, avant de se calmer et de se prendre plus sérieusement au jeu.
- Ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet. Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière, entama la comédienne avec puissance.
Plus décontenancé que jamais, Louis fut pétrifié quelques secondes.
- Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.
Pia se mit à rire.
- Pourquoi tu hésites, maintenant ? Roméo n'est pas bègue ! Allons, détends-toi. Je ne vais pas te manger, dit-elle mielleusement, avant de se remettre dans son rôle. Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?
- Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis, s'efforça de reprendre Louis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres.
- Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montague ?
- Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.
- Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.
- J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.
- S'ils te voient, ils te tueront.
- J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici ! J'aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.
- Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais nier ce que j'ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M'aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Oh ! gentil Roméo, si tu m'aimes, proclame-le loyalement.
- Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !...
- Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !
- Par quoi dois-je jurer ?
- Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.
- Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?
- Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?
Louis s'avança sans réfléchir et prit les mains de Pia entre les siennes.
- Le solennel échange de ton amour contre le mien.
Ebranlée, l'adolescente écarquilla les yeux et fixa son partenaire avec incrédulité.
- Mon amour ! je te l'ai donné avant que tu l'aies demandé. Et pourtant je voudrais qu'il fût encore à donner, poursuivit-elle avec le plus grand mal, les battements de son cœur prenant une accélération nouvelle.
- Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?
- Rien que pour être généreuse et te le donner encore, flancha Pia, frémissante. Mais je désire un bonheur que j'ai déjà : ma libéralité est aussi illimitée que la mer, et mon amour aussi profond : plus je te donne, plus il me reste, car l'une et l'autre sont infinis...
L'actrice ne put en dire davantage. Elle sentait la chaleur des mains de Louis envahir les siennes et tout son être, tandis que sa tête lui tournait à mesure que son trouble l'agitait. Elle ignorait les pensées du garçon et, sans se l'expliquer, aurait tout donné pour les connaître. Leurs mains étaient toujours jointes lorsque la sonnette du téléphone se fit entendre. Louis, lui, ne l'entendit qu'au troisième appel.
- C'est ta mère, fit-il après avoir raccroché - tandis que son invitée ne savait plus où se mettre. Tu peux y aller, ajouta-t-il d'une voix grave.
Dans un revirement d'attitude, il ne regarda plus la jeune fille et la salua à peine quand elle le quitta. Celle-ci, encore émue, descendit en se tenant fermement à la rambarde de l'escalier. Elle retrouva sa génitrice à l'entrée de l'immeuble qui, jugeant le kebab avec mépris, en déduisit que le locataire était "médiocre et peu recommandable". Avant de monter dans la voiture, l'adolescente leva les yeux vers l'une des fenêtres de l'immeuble et découvrit le visage bouleversé de Louis. Se détournant alors, ce dernier laissa la pauvre Pia sans réponses, mais avec une mère aux questions bien préparées...
Annotations
Versions