Chapitre 109

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Entouré de sa meute, Joris fumait tranquillement aux abords du lycée. Sifflant et ricanant dès qu'une jolie fille passait devant eux, les garçons parlaient exclusivement de leurs relations avec l'autre sexe, en toute grossièreté. Un membre manquait au groupe, mais personne ne le signala. Joris l'avait exigé une fois, et l'on ne discutait pas ses ordres.

Quand une adolescente à la chevelure dorée et aux formes voluptueuses se présenta devant l'établissement, le beau brun se rehaussa, jeta sa cigarette par terre, et fit part de son projet à ses camarades, qui l'approuvèrent sauvagement. Il leva les poings en l'air, comme un gladiateur prêt à entrer dans l'arène, s'arma de courage, et se dirigea vers l'étudiante alors que ses compagnons le suivaient de près. Leur filature prit fin lorsque Pia s'arrêta devant leur salle de cours, dégagea un cahier de son sac et s'accota au mur. Elle en commençait la lecture quand Joris l'aborda. Il s'accouda au crépi et emprunta sa voix la plus cajoleuse.

- Salut ma belle, lança-t-il dans un sourire aguicheur.

Pia leva les yeux vers le nouveau-venu. Contrariée de ne pas pouvoir réviser sa leçon, elle poussa un soupir ennuyé en prononçant le nom du jeune homme en guise de salutation.

- Joris...

- Qu'est-ce que tu fais ? reprit ce dernier sans se laisser intimider par la nonchalance de sa camarade.

L'adolescente désigna son document d'un signe de tête apathique, parfaitement consciente que le garçon ne s'y intéressait pas vraiment.

- Je révise pour le contrôle, déclara-t-elle. Enfin, j'allais réviser...

- Ouais. Hum, écoute... bredouilla le beau brun en se tournant rapidement vers ses compagnons euphoriques. J'aimerais qu'on discute d'une chose plus importante.

- Tu veux dire... plus importante que notre prochain devoir ? dit la lycéenne en fronçant les sourcils.

- Oui, garantit Joris en refermant doucement le cahier de notes - ce qui accrut l'exaspération de la jolie blonde. Il est temps d'arrêter de se tourner autour, Pia, et de reconnaitre les sentiments que l'on éprouve l'un pour l'autre.

- Euh... Pardon ?

- N'ais pas peur, ajouta-t-il, la main sur le cœur, je saurai te rendre heureuse. Demande à toutes les filles avec qui je suis sorti. Je suis le petit ami idéal !

- Ça m'en a tout l'air, en effet ! se moqua la jeune fille. Pour avoir enchainé les conquêtes, tu ne peux que savoir en quoi consiste une relation stable et équilibrée !

- Je suis sérieux, Pia !

- Moi aussi... Et maintenant, j'aimerais être seule. Tu permets ?

Elle retira froidement son carnet du battoir du garçon, et s'apprêta à s'éloigner quand il revint à la charge en empoignant son bras.

- C'est à cause de Gatien ?... Tu es toujours amoureuse de lui ?

Pia fit volte-face, agacée, et gifla l'étudiant. La foule qui les observait émit un "Oh !" horrifié, puis les murmures se confondirent dans le couloir. Joris porta une main à sa joue, et, stupéfait, lorgna sa compagne. Cette dernière haletait ; sa peau rosissait et ses gestes étaient moins sûrs. L'angoisse se lisait pleinement sur ses traits et son cœur battait à tout rompre. Lorsqu'elle se pencha pour ramasser ses affaires tombées au sol, son partenaire retrouva ses esprits. Fou de rage, il la força à se redresser, attrapa son menton, et le tira à lui pour l'embrasser.

Pia tenta de le repousser - en vain. Le lycéen exerçait une telle pression sur elle qu'elle ne pouvait s'en soustraire. Elle suffoquait, son visage prenait une couleur inquiétante et sa vue faiblissait. Quand elle s'écroula finalement par terre, des larmes coulaient sur ses joues. Sa tête pivota vers l'individu qui lui avait porté secours, puis vers Joris qui avait culbuté quelques mètres plus loin, et à nouveau vers le jeune homme qui lui tendait la main. Ses yeux s'écarquillèrent en reconnaissant son libérateur - qui finit par la relever. Elle s'accrocha à lui comme à une bouée de sauvetage tandis que le tumulte grossissait autour d'eux.

Lorsque Joris se redressa, il vacillait. Décontenancé, il fit craquer ses épaules endolories et fixa son adversaire avec hébétude. Aucun coup n'avait été donné, mais le repoussement avait été rude. Terrifiée, Pia serra étroitement la paluche de Louis. Malgré l'insistance de son protecteur, elle refusait de l'abandonner à son agresseur. Cette scène touchante n'échappa pas à Joris, qui exprima son avis sur le sujet par un ricanement guttural, presque hystérique.

- A quoi tu joues, Nattier ? s'écria-t-il, sardonique.

- Elle t'a dit de la laisser tranquille !

- C'est une intervention chevaleresque, alors !

Le public, fébrile, explosa du même rire railleur que son leader.

- Louis, va-t'en ! murmura Pia en considérant nerveusement l'attroupement délirant.

- Oui, fous-nous la paix, Poil de carotte, s'exclama Joris qui avait saisi le chuchotement. On commençait juste à s'amuser...

- Ne l'écoute pas ! persista la jolie blonde qui retenait vigoureusement son compagnon. Si tu le frappes, le directeur te renverra définitivement du lycée !

La respiration du jeune homme aux cheveux roux était saccadée. Il rêvait d'envoyer cette brute six pieds sous terre, mais, pour l'affection de Pia, ne put s'y résoudre. Finalement, il reprit son sang-froid et pointa un doigt impétueux vers son opposant.

- Si je le pouvais, tu serais déjà K.-O.... Heureusement pour toi, j'ai les mains liées...

- ... Mais pas moi !

Joris s'effondra sur le sol lorsqu'un poing venu de nulle part s'abattit sur sa joue. Pithiatique, la foule applaudit ou hua l'assaut dans un tonnerre de cris. Quand le garçon se remit debout pour la seconde fois, on lança les paris comme dans un combat de coqs.

Le beau brun fronça les sourcils en essuyant ses lèvres amochées. Il cracha un filet de sang à ses pieds et toisa durement son nouveau rival, plus redoutable, moins risible. Grisé, fatigué, Gatien était inabordable depuis la mort de Charlotte. Farouche, il reportait la colère qu'il avait accumulée ces derniers jours sur le principal responsable du suicide de l'adolescente - suicide auquel ledit responsable n'accordait aucune importance. Les cernes creusaient ses joues et son attitude, quasi animale, effrayait tout le monde. Toutefois, Joris ne se laissa pas impressionner, allant jusqu'à esquisser un sourire insolent.

- Alors nous y voilà, vieux frère ! clama-t-il d'une voix où perçait l'amertume.

Gatien, qui n'avait plus toute sa tête, semblait communiquer son mal à son nouvel ennemi.

- J'étais sûr que ça finirait par arriver. Tu es si possessif...

Le garçon aux cheveux châtains n'écoutait pas un mot de ce que lui racontait son ancien ami. Il était obsédé par une seule chose : le rosser jusqu'à évanouissement. Il cogna une première fois dans le vide avant de recevoir une violente correction derrière la tête, puis se jeta sur son adversaire qui le précéda dans sa chute. Passant d'attaquant à défenseur, les agresseurs agressés se rouèrent de coups, excitant plus que jamais leur public déchainé.

- Tu ne l'auras pas ! grogna Joris entre ses dents. Pia est à moi !

- Tout ce que je veux, c'est ta peau ! répliqua furieusement Gatien.

Les adolescents continuèrent de se battre, puisque l'on ne fit rien pour les séparer. Et pourquoi l'aurait-on fait ? Les bagarres animaient toujours les lycées !

Pia et Louis semblaient être les seuls à frissonner devant ce divertissement morbide. Ils se tenaient l'un à l'autre en craignant l'issue de la bataille. La moitié de Marie Curie devait être au courant du combat qui s'exécutait, à présent. Les étudiants affluaient par dizaines et se poussaient pour jouir du spectacle. L'état des deux garçons empirait jusqu'à devenir déplorable. Giclée de sang et œil au beurre noir atomisaient leur charmant minois. Louis souhaita jouer les héros en les arrachant l'un à l'autre, mais Pia le supplia de ne prendre aucun risque inutile.

Electrisée, la jolie blonde fixa soudain son compagnon, lui fit part de sa dernière idée, et fendit la cohue à ses côtés. La peur les avait suspendus un certain temps, mais la solution la plus simple pour interrompre le massacre avait fini par s'imposer à l'esprit de la jeune fille... Il fallait prévenir l'autorité suprême de Marie Curie.

Ils passèrent d'abord par l'accueil - qui ne s'inquiétait pas de l'effervescence générale -, sollicitèrent son aide en créant la surprise, et furent conduits au bureau de la proviseure adjointe. Ahurie, Madame Rivoli jeta un œil aux caméras de vidéosurveillance pour la première fois, puis se précipita chez le proviseur, affolée. A son tour, Monsieur Dungan consulta les caméras, se redressa brusquement, et s'avança vers le lieu du crime, talonné par une escouade des plus poltronnes.

Tous les élèves s'écartèrent sur le passage du directeur. Impassible, celui-ci traversait les couloirs à la manière d'un militaire. Il ne fit pas un geste pour repousser la foule qui enfermait les assaillants, et observa les adolescents étendus sur le sol avec sévérité. Défigurées, essoufflées, les victimes se tenaient le visage en réprimant leurs gémissements. L'homme croisait les bras, autoritaire, en attendant qu'ils se relèvent. D'un signe de tête, il astreignit les garçons à le suivre quand ceux-ci remarquèrent sa présence.

Au bout du couloir, une jeune fille se ruait vers l'ancien tapage, angoissée. Lorsqu'elle reconnut Gatien, elle s'immobilisa et ouvrit de grands yeux horrifiés. Ebranlé, l'étudiant soutint son regard avec autant de tristesse que d'effroi. La honte le submergea et transcenda la douleur physique... Fanny l'avait vu tel qu'il était vraiment... Un gamin querelleur, dépendant de la boisson.

Quand les deux opposants quittèrent le bureau du proviseur, elle était là. Patientant contre un mur et tapotant un message sur son portable, elle ignorait royalement les réprimandés, par principe et habitude. Elle osa toutefois quelques coups d'œil timides en direction de Gatien - qui ne bougeait pas -, tandis que Joris l'inspectait avec dédain. Ce dernier finit par s'en aller - sans un mot pour son compagnon -, et prit la porte de sortie du lycée. Au même moment, Fanny se redressa, puis contempla son ami avec affliction... Dieu qu'elle était belle... Une beauté à couper le souffle.

L'adolescent cessa de respirer lorsqu'elle s'avança vers lui et effleura ses joues enlaidies. Elle ne pleurait pas, mais son désarroi était prégnant. Le jeune homme ne désirait qu'une chose : la serrer dans ses bras. Malheureusement, la douleur était telle que ses pulsions furent rapidement réfrénées. Il s'empara de ses mains et se força à sourire. La grimace, plus grotesque que séduisante, tira Fanny de son chagrin. Elle émit un rire aussi doux qu'une clochette, et glissa ses doigts dans les siens. Envouté, Gatien se laissa mener à l'infirmerie. Au passage d'étudiants, ils se détachaient l'un de l'autre, et, une fois seuls, se rejoignaient comme des aimants.

Le garçon abandonna le dispensaire une bonne demi-heure après leur arrivée. Il portait des pensements et maintenait une poche de glace sur son œil droit. Il haussa les épaules lorsque sa partenaire - qui ne s'était pas éloignée de la salle d'attente - s'enquit de l'avis du garde-malade, et lui indiqua les anti-douleurs qu'il aurait à prendre. D'après lui, il n'y avait rien de plus à faire.

Les lycéens quittèrent le bâtiment, le contournèrent, et découvrirent une petite cavité dans l'une de ces façades. Le trou, légèrement en hauteur, servait généralement de refuge à Fanny. Personne ne venait la trouver ici. L'endroit était trop sombre et isolé. Les cris joyeux se répercutaient à ses oreilles, de l'autre côté du mur, mais elle n'avait jamais rencontré quelqu'un dans ce coin retranché de la cour. En confessant son existence à Gatien, elle prenait le risque de ne plus retrouvé la solitude de son cocon. Toutefois, elle ne regrettait pas sa décision. Ils s'y étaient tous les deux nichés et, face à face, se regardaient avidement.

- Tu t'es battu pour moi, n'est-ce pas ? dit-elle finalement.

Surpris, le jeune homme balbutia.

- Hum... Non... Enfin... Pas seulement...

- Pour quoi d'autre, alors ?

Gatien hésita, puis soupira.

- Charlotte...

L'étudiante frémit.

- Tu crois que Joris est responsable de son décès ?

- Il est responsable, Fanny, affirma son partenaire. Et le pire, c'est que je le suis tout autant...

Un silence pesant s'installa. Après un moment, l'adolescente posa une main sur celle de son ami qui, le regard baissé, refoulait ses larmes.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

Le garçon releva la tête. Ses yeux rougis inquiétèrent Fanny.

- Charlotte m'avait demandé de garder son secret, mais je l'ai trahie...

- Hein ?... Comment ça ?

- Je savais qu'elle était homosexuelle avant que Joris ne diffuse son message sur les réseaux sociaux, avoua Gatien, lamentable. Quand je l'ai appris, elle m'a suppliée de prendre sa défense auprès de Joris qui, comme moi, n'ignorait plus son secret... J'étais prêt à le faire, mais, à la dernière minute, je me suis rétracté...

L'étudiante devint livide.

- Pourquoi ?...

Le lycéen offrit à la jeune fille une oeillade spectrale.

- Parce que... Je l'exécrais pour t'avoir torturée toutes ces années.

Sa compagne tressaillit.

- Je l'ai tuée, Fanny... Je l'ai condamnée en l'abandonnant à Joris !... Et le pire, c'est qu'il ne regrette même pas ce qu'il a fait !

Gatien enfouit sa figure dans ses mains et se mit à pleurer. Après quelques minutes, sa partenaire s'agenouilla devant lui et les écarta lentement pour observer ses traits meurtris. Bienfaisante, elle n'était que douceur et compassion.

- Tu sais ce que j'aime chez toi ? fit-elle, consolatrice. C'est que, même si ça te dessert, tu finis toujours par prendre le parti des faibles face aux autres.

Désarçonné, le garçon garda le silence quelques secondes.

- Alors c'est moi qui suis à plaindre ? rit-il nerveusement.

- Non, répondit la jeune fille en caressant ses boucles brunes, mais ton altruisme est un exemple pour nous tous... Et tu n'as rien à te reprocher en ce qui concerne Charlotte... Joris ne t'aurais pas écouté, même si tu avais tenté de le raisonner.

Emu, Gatien approcha son visage de celui de sa compagne - qui ne recula pas - et déposa un tendre baiser sur ses lèvres. Prenant délicatement ses mains, il murmura :

"Tu es trop clémente, Fanny... Mais c'est aussi pour ça que je t'aime."

L'adolescente sourit jusqu'aux oreilles.

- Je prends note... Après tout, j'ai enfin trouvé quelqu'un de plus repoussant que moi...

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