Chapitre 2
Paula Beauregard détestait les lundis matins. Elle les détestait depuis son plus jeune âge, quand son père l’appelait du bas du grand escalier pour aller à l’école, son cartable à la main. Il fallait ensuite se plier aux règles de la société, se fondre dans la masse des écoliers heureux de se retrouver. Résoudre coûte que coûte, mais surtout sous la menace de ne pas obtenir sa séance au poney-club du samedi après-midi, ces fichus problèmes de mathématiques qui n’avaient ni queue ni tête. Paula aimait regarder les oiseaux par la fenêtre, pendant que le maître dictait les consignes. Elle les observait, enviait leur liberté, et se faisait brusquement ramener sur terre par une voix autoritaire qui à coup sûr lui donnerait des lignes à copier après la classe.
Dans la cour de récré, Paula était aimée de tous. Sauf de ceux qu’elle n’aimait pas. Elle ne se cachait pas de montrer son animosité à l’égard des petits garçons ou petites filles au visage trop parfait, au regard trop sûr, aux paroles trop mielleuses. Elle préférait les personnes vraies. Celles qui ne se dissimulaient pas derrière un rideau de mensonges, taillés de toutes pièces par des parents en mal de reconnaissance. Paula aimait jouer au loup, à chat perché, à la marelle : mais elle aimait surtout inventer des histoires et entraîner ses camarades dans son univers aux mille couleurs.
Rien n’avait changé depuis ce temps-là. Seule la cour de récré était différente. Les enjeux étaient les mêmes ; les gens étaient toujours à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un. On y rencontrait des clans, on se confrontait, on se querellait, on se disputait un territoire. L’humain était ainsi fait. Il y avait d’un côté les plus conquérants, ceux qui attiraient les foules et finissaient par imposer leur loi, et de l’autre ceux qui tentaient de survivre, balayés d’un revers nonchalant de la main. Paula ne voulait pas choisir son camp. Elle s’était toujours sentie différente. Elle était la voix de ceux qu’on n’écoutait pas, et il en serait toujours ainsi.
D’un trait sûr, Paula dessina une ligne fine sous ses yeux bruns. AC/DC résonnait derrière elle, comme pour lui donner l’entrain qu’elle avait perdu au fil des années. Son regard s’égara sur les photos accrochées au-dessus de son miroir : des visages lui souriaient, figés dans le temps. Des visages qui, pour certains, s’effacaient progressivement de sa mémoire.
Paula soupira. Elle n’avait jamais été une enfant malheureuse. Ses parents s’étaient toujours pliés en quatre pour soulager le moindre de ses caprices. On aurait pu croire que l’existence de Paula était un conte de fées. Mais il manquait l’amour. L’affection sincère, dévouée et désintéressée de parents, qui ne savaient épancher leurs sentiments qu’en dégainant leur carte bancaire.
C’est en rencontrant Sophie qu’elle avait compris que l’amour ne s’achetait pas. La petite fille qui partageait un petit appartement avec sa mère divorcée et rougissait à chaque fois que l’on s’adressait à elle, retrouvait tous les soirs une maman aimante, qui l’entourait de tendresse. Paula s’était éprise d’amitié pour elle, toute fragile qu’elle était. Elle non plus ne se laissait pas duper par les artifices d’une société trop parfaite.
Elle enviait les petits mots que la mère de Sophie murmurait tous les matins en laissant sa fille dans la cour de récréation, les baisers qu’elle lui envoyait d’un geste gracieux. Paula profitait quelquefois des petits gâteaux au chocolat qu’elle confectionnait pour sa fille pour attraper au vol quelques miettes de ce bonheur qu’elle ne connaissait pas. Les années avaient passé, renforçant à jamais le lien que les deux jeunes filles entretenaient.
Paula fut arrachée de ses souvenirs par la voix stridente de sa mère.
« Paula, dépêche-toi, ton père ne t’attendra pas cette fois ! »
La jeune fille soupira et se décida à se détacher de la petite fille blonde de la photo. Cette dernière la fixait avec un regard rieur, semblant vouloir l’emporter avec elle dans les méandres du passé. Mais elle n’était plus qu’un fantôme.
Paula rejoignit Hélène Beauregard au pied de l’escalier en marbre. Celle-ci lui tendit un billet de cinquante euros : il fallait bien qu’elle aille se chercher un casse-croûte plus convenable et plus sain que les viandes sous vide servies dans ces abominables restaurants universitaires.
« Ton père et moi nous faisons beaucoup de souci pour toi. Tu n’as pas l’air de vraiment t’inquiéter de tes partiels. Tu sais, si tu veux intégrer Sciences Po…
- J’en ai rien à foutre de Sciences Po. Moi, je veux juste que vous me foutiez la paix.
- Ah, et tu comptes faire quoi de ta vie sinon ? Rester là à te balader avec tes amis tatoués, à enchaîner les shots de vodka ?... Ne lève pas les yeux, je sais très bien ce que tu fais quand tu les invites ici.
- Maman…
- Ou alors tu espères peut-être finir comme toutes ces pauvres filles, caissière dans un vulgaire supermarché ? »
Paula se retourna et planta un regard froid dans les yeux de sa mère.
« En tout cas, les pauvres filles comme tu dis, elles sont sûrement plus heureuses que toi, avec ton tailleur de coincée et ton chignon de bourgeoise. »
Elle claqua la porte d’entrée et grimpa dans la nouvelle Porsche Panamera de son père, qui l’accueillit avec un grand sourire.
« Alors, prête pour une nouvelle journée ?
- Démarre. »
A l’arrière, la porte passager s’ouvrit : Hélène Beauregard s’engouffra à l’intérieur. Ses lèvres étaient pincées en un horrible rictus, marquant les rides qu’elle s’efforçait de faire disparaître à grands coups d’injections de venin de serpent.
« Je te dépose quelque part, ma chérie ?
- J’ai rendez-vous à la manucure à dix heures trente. Et après je dois voir Marie-Constance pour l’organisation du cocktail de bienvenue des Delacroix. »
Paula croisa son regard dans le rétroviseur. Hélène détourna aussitôt les yeux, et entreprit de vérifier ses mails sur son smartphone.
« Henri, fais-moi penser à appeler le traiteur de la rue Colbert : celui d’avant était exécrable. Eugénie l’a engagé pour le baptême de sa fille, elle m’a rapporté que le service avait été pitoyable. »
Sans détacher les yeux de son portable, elle reprit :
« Paula, tu comptes nous honorer de ta présence au cocktail demain soir ?
- Non, je sors.
- Sûrement avec cette fille… Comment s’appelle-t-elle déjà ?
- Sophie.
- Ah oui c’est ça ! »
Hélène étouffa un gloussement.
« Cette pauvre fille qui a des palmes à la place des mains… ! Elle est d’une telle fraîcheur ! »
Paula bouillonnait. Elle se concentra sur les paysages qui défilaient, laissant son esprit libre d’inventorier toutes les injures imaginables.
« Je dois tout de même reconnaître que je préférais cette autre petite si charmante… Grand Dieu, que le temps passe vite. Ca fait sept ans aujourd’hui. Pauvre Gina… »
La petite fille blonde réapparut soudain au milieu de ses pensées. Elle lui tendait la main, et son visage exprimait une mélancolie douloureuse. Paula essuya une larme le long de sa joue. Elle voulut retenir son ombre qui s’estompait peu à peu mais seul un murmure s’échappa :
« Johanna… »
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