Chapitre 56F: octobre - décembre 1807
Le matin du cinq octobre, avec Marie qui s’était pour une fois levée exprès, nous réveillâmes Alice et Louise-Marie bien au chaud dans leurs lits, pour leur rentrée, la troisième de retour d’été pour Alice, et la toute première pour Louise-Marie. Ayant oublié de les coucher la veille dans la chambre inoccupée pour ne pas réveiller Frédéric ce matin, ce fus à la lueur de la lampe à huile que Marie aida Alice à s’habiller et que j’enfilais sa robe-uniforme toute neuve à la plus jeune. Nous descendîmes ensuite à pas de loups, pour prendre notre déjeuner. Il ne fallait pas traîner pour les emmener, pensais-je, car nous devions être rentrées pour huit heures, de façon à pouvoir réveiller Frédéric et le préparer pour partir avec son père. Heureusement, après nos thés respectifs, le demi – bol de lait avalé par Louise-Marie, sans grand appétit ce matin-là, et la tartine de confiture notamment prise avec un grand verre de jus de fruit par Alice, Léon – Paul nous conduisit en voiture jusqu’aux grilles encore fermées de l’institution.
Une fois là-bas, alors que tout s’était jusqu’ici parfaitement bien déroulé, ma plus petite-fille commença à se frotter les yeux puis à pleurer, de plus en plus fort. Sa grande sœur essaya de la rassurer, en l’embrassant et en lui parlant tout doucement, mais Louise-Marie, avec sa jolie natte faite par sa maman ce matin-même, n’avait pas l’air particulièrement réceptive. Léon – Paul nous conseilla de l’ignorer, ce qu’il parvenait bien a faire, pour qu’elle cesse sa comédie digne des plus grandes représentations théâtrales. Je ne pu cependant m’empêcher de lui adresser tout de même quelques mots.
— Écoutez-moi jeune fille. Regardez-moi je vous prie. Vous n’allez quand même pas piquer une crise pour ça ! Enfin Louise – Marie, c’est une chance inouïe pour une fille de pouvoir étudier, croyez-moi !
Lorsque les grilles s’ouvrirent, vers sept heures quarante, Léon-Paul ne laissa pas longtemps l’hésitation parcourir sa fille de six ans et demi, puisqu’il la poussa littéralement de sa grande main sévère et pressée, si bien que son petit corps partit brutalement en avant et manqua de tomber par terre au milieu des autres élèves. Nous prîmes immédiatement congé ensuite.
La maison parut infiniment plus calme après le départ de Louise – Marie, car Frédéric avait toujours eu pour habitude de s’amuser, de rire avec elle, et lorsqu’il se réveilla ce matin – là, son premier réflexe fus de la chercher, de la réclamer. Devant ses incessantes et agaçantes questions, nous lui expliquâmes promptement qu’elle ne reviendrait plus désormais que sept semaines par an, six semaines en été et une semaine pour Noël, de surcroît il soupira en soulevant ses épaules.
Tous les matins entre lundi et samedi de ce fait, lorsqu’il n’y avait plus aucun enfant à la maison, nous demeurions dans une plénitude que nous n’avions pas connu depuis huit ans avant la naissance de Alice, car ensuite, les naissances s’étaient enchaînées sans véritable pause.
Marie dormait encore plus longtemps le matin, sautant même parfois le déjeuner, elle souriait souvent, elle avait bonne mine. Nous pûmes enfin laisser Jeanne aller voir ses fils, un repos qu’elle attendait je pense depuis des années, mais inconsciemment, toute cette agitation me manquait.
Sans sa sœur, Frédéric changeait beaucoup de comportement, plus concentré d’après son père, sur ses apprentissages, plus calme, il souriait cependant moins, passant ses après – dîners à lire dans la chambre, où accompagnant même son père au cabinet.
Pendant un dîner, sentant dans ma bouche le désagréable goût de fer, j’en retirais une de mes dent pourrie. C’était sans me rappeler que la dentition de la famille visait l’apocalypse, Marie cachant pudiquement ses deux manquantes sur sa mâchoire supérieure avec sa main lorsqu’elle souriait un peu trop, Léon – Paul, sans encore en avoir perdu, les avait jaunies à cause notamment du tabac, en réalité seuls les enfants demeuraient encore préservés de ce fléau du fait de leurs dents de lait qui tombaient en laissant place a des dents neuves. Une sorte d’unique remplacement pour en quelque sorte effacer la négligence du passé, avant de finir ses jours avec des dents définitives, au début blanches, élégamment dentelées et toutes belles, à la fin manquantes et pourries.
Marie me rappela au cours d’une discussion sur notre visite à Bordeaux il y a deux ans, que nous n’avions plus eu de nouvelles de ma nièce depuis, si ce n’est la lettre annonçant le décès de sa fille, l’année dernière. C’est ainsi que je me mis à lui écrire un billet, de façon à prendre de ses nouvelles, que j’allais poster le sur – lendemain, en espérant une réponse.
Octobre signa le retour des diarrhées pour Frédéric, qui se vidait parfois de manière inquiétante, aussi son père, informé de part sa profession des importants risques de dessèchement, le forçait à avaler au moins cinq verres d’eau par jour, ce qui ne plaisait évidemment pas à l’enfant, qui rechignait. Ma plus grande crainte vis a vis de mes petites – filles, en sachant que Louise – Marie avait eu des difficultés à atteindre la propreté à cause de cela, était d’être informée de la mort d’une d’entre elle survenue à l’institution sans avoir pu lui dire au revoir.
Bien heureusement, nous les retrouvâmes le sept décembre épanouies et toutes joyeuses de nous revoir, surtout Louise – Marie qui embrassa chaleureusement ses parents, et serra dans ses bras son frère comme si elle ne l’avait pas vu depuis dix ans. Lorsqu’elle souhaita s’exprimer sur ce sujet durant le repas, essayant de se faire entendre de sa petite voix, son père frappa la table du poing.
— Pour qui te prends-tu? Tais-toi et termine ta soupe. Serai-ce ce qu’on vous apprend à l’institution ? Quel est l’intérêt que je me ruine chaque mois pour que mes filles soient d’une telle manière éduquées ?
L’enfant baissa les yeux et sa cuillère d’argent termina machinalement de se remplir pour atteindre sa bouche désormais sèche, jusqu’à la dernière goutte de potage au fond de l’assiette.
Tous nos repas, dîners et soupers, se ressemblaient. Jeanne dressait la nappe et le couvert bien en avance, pendant que nous gardions un œil sur le potage à bouillir, ou le plat qui cuisait qu’elle avait préparé. Quand l’heure avait sonnée, une de nous trois sonnait la cloche pour prévenir tout le monde que le repas était prêt. Les enfants descendaient au pas de course les escaliers, et venaient chacun se placer calmement devant sa chaise, en attendant Léon-Paul qui dirigeait la prière, et nous autorisait à nous asseoir seulement une fois celle-ci terminée. Jeanne n’apportait la marmite de soupe ou le plat qu’une fois tout le monde installé, et se levait régulièrement de table sur les ordres de mon fils, pour récupérer du sel, lui servir le vin ou couper de nouvelles tranches de pain. Léon – Paul, toujours assis au bout, veillait au moindre écart de conduite des enfants, et même de son épouse, qui s’asseyait le plus souvent à côté de moi. A la fin du dessert, Léon – Paul décidait du moment où l’on pouvait disposer, mais l’ordre valait surtout pour les enfants, qui s’empressaient alors de monter se déshabiller pour la nuit.
Nous célébrâmes la Saint – Nicolas la veille du retour des filles, au soir du dimanche six, sous la forte et froide pluie normande, qui nous faisait nous réjouir de nous retrouver au chaud chez nous, près de la cheminée crépitante.
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