Les pions

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LE PION BLANC

Deux pas en avant, pour s'asseoir sur une chaise en fer forgé. Elle s'est laissé faire : il avait envie d'une pâtisserie. Elle aurait préféré une balade, pour voir autre chose.
Bof ! À bien y réfléchir, ici, ailleurs, avec le potentiel de son porte-monnaie, c'est la même chose. Son expression traduit son ennui grandissant.
Elle n'a pas les moyens de changer de cadre de vie ; à peine de quoi économiser quelques sous pour les vacances.
C'est une femme effacée, trop mince, pâle, transparente au visage ordinaire, joli pourtant.
Elle torture le flan parisien dans une assiette devant elle ; elle n'a pas faim.
Elle dénote un peu dans ce salon de thé un rien huppé. Elle s'en fiche.
Soupir… Elle ne peut même pas profiter de ce jour sans travail, c'est barbant les dimanches. !
Mais elle convient qu'à la caisse, lundi, ce sera plus chiant encore. Toutes ces tonnes de bouffe qui défilent sur le tapis et finiront en déchets organiques ou pourriront les sols.
Elle est le pion écœuré d'un système décadent dont elle ne profitera jamais.
Lundi, elle se dira : « Vivement dimanche ! »
« Ça y est, t'as fini ? On y va ? »

LE PION NOIR

Il se lève, deux pas en avant pour se dégager de la table, avec sa corpulence c'est difficile. Elle évite de le regarder pendant qu'il manœuvre, ça fait longtemps qu'il ressent sa honte.
La colère et l'impuissance qui le blessent le poussent à mordre :
« T'es jamais contente ! T'avais qu'à dire non, si tu voulais pas venir, et si tu viens, dis-moi pourquoi tu fais la gueule ? »

Sous l'effet de la chaleur, ses cheveux noirs se collent sur son crâne. Il souffle un peu, sa tension est élevée. Il sait bien que s'il continue comme ça, il va en crever. Mais on ne commande rien à un corps cassé.
Pourtant tout le monde connaît la solution pour le sortir de là, tout le monde lui donne des conseils. Et il en connaît des gens : trente-cinq ans de SNCF !
Entre les compatissants pater mater et les méprisants qui ne comprennent pas et se citent en exemple, qui tient vraiment à lui ?
Elle ? Probablement plus.
Ils ne savent rien des mécanismes systémiques qui le tueront, rien sur la cortisol, sur la ghréline, sur les carences de leptine, rien sur les surrénales, sur le biotope intestinal, rien sur l'insulino-résistance, sur la génétique…
Ils ne savent rien sur rien. Mais eux peuvent perdre trois kilos… « Alors pourquoi ce gros-là ne fait-il pas ce qu'il faut, n'a-t-il pas de dégoût ? »
La table se tasse contre le mur pour le laisser passer. Tous les regards le suivent, il le sent, ça lui brûle la peau.
« Bonne journée, messieurs dames. »

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