LA TOUR NOIRE

Avant de s'asseoir en face de son interlocutrice, le chef du service des ressources humaines, arrange le store, repositionne les dossiers. Puis il sourit froidement à la dame en face, sans ses yeux . Alors commence la réunion, pile à l'heure.
« Ce qui compte avant tout, c'est la posture ! Regardez comment il ou elle se tient et vous connaîtrez le sérieux de son travail. Ce que vous recherchez, c'est un comptable rigoureux et sans imagination. »
Il sait ! Et c'est important qu'elle sache aussi. On est tous là pour apprendre, que ce soit au travail ou dans la vie. Et ce qu'on sait, il est capital de le transmettre ; ainsi tout le monde gagne du temps et progresse.
« Il faut que le candidat se tienne droit, attentif. Il doit s'habiller avec goût mais sans ostentation ou fantaisie. La politesse et son langage vous informeront de la position qu'il croit occuper. Et à cet égard, il doit connaître sa juste place. »
Il en profite pour la détailler, constate que son tailleur bleu marine et ses chaussures claires sont démodés : une vieille fille d'une autre époque. C'est lui qui l'a recrutée, elle est parfaite dans le poste, disponible, acharnée. Il note qu'elle redresse ses épaules. Bien ! Elle apprend ! La posture c'est important.
Il se lève pour récupérer une chaise au fond de la pièce. Il la pose à côté de la sienne mais garde la position centrale de son bureau : c'est important que chacun reste à sa place. Vertical.
« Allez Chantal, faites entrer. »

LA TOUR BLANCHE

Elle pourrait être intimidée mais elle est sûre de ses compétences et de ses qualités. Elle s'assoit en face des recruteurs qui lui font face, le dos bien droit, dans une position douloureuse. Il est évident qu'il y a un chef et une exécutante, pourtant c'est la dame anachronique qui pose les questions. La visiteuse se redresse et colle aux attentes implicites. Son examen s'engage sur le fil sec et dénué d'émotion des questions qui s'enchaînent.
Elle est la comptable du siècle, elle déteste les incohérences et les écarts de chiffres. Elle peut passer la nuit entière à traquer une virgule. Elle aurait pu faire carrière au centre des impôts, mais la perfection de son travail ne lui a pas servi comme cela aurait dû.
Elle réalise que ses réponses n'ont pas vraiment d'importance contrairement à son langage corporel. Il est disséqué en silence par les longs regards de l'homme. Elle colle facilement au poste : se tenir droite, ne sourire que très légèrement, poser les mains sur ses genoux. Pourtant, elle n'a pas conscience que ses choix vestimentaires sont un obstacle qui dérange son interlocutrice. Décolleté dévoilant une légère dentelle, jupe aux couleurs vives, chignon lâche.
La veille fille est sûre que son chef a écarté la jolie des choix possibles.
La femme sur la sellette en face d'elle donne quelques signes d'impatience : un détail semble la chiffonner. La demoiselle Naphtaline ne peut pas voir le tableau du Président du groupe : il est de travers.
Finalement l'entretien se termine. Avant même que la femme dirigeant l'entrevue ne puisse parler, le chef de service s'adresse à l'autre en face de lui :
« Vous êtes engagée ! »

Elle sourit et sur un léger signe de tête qu'elle adresse à la femme stupéfaite en face d'elle, elle fait le tour du bureau, désigne le portrait et demande :
« Vous permettez ? » De l'index elle redresse le cadre.

Le chef des ressources humaines a fait un choix gourmand, il est soulagé de ne s'être pas trompé..