Chapitre 1 : « Lapin à Gill – Au lapin agile »
Pour le provincial que je ne suis pas, le quartier de la "Butte Montmartre" évoque un univers particulier, multifacette, multiculturel.
J’ai mes préférences.
Le "Bas de la colline" se montre trop bruyant, populaire, presque vulgaire avec "Pigalle", le "Moulin rouge", le "Chat noir", tous dédiés aux plaisirs. Le "Haut de la butte" me remplit par son côté bohème, artistique, littéraire et parfois libertaire. Les logements restent abordables, avec un air plus respirable et une vue sur toute la capitale.
Mais je manque à mes devoirs.
Je me nomme Paul Gérard surnommé "Paulo". Frédéric, mon père, dit "Frédé", et son ami Aristide Bruant, viennent de me céder le cabaret "Au Lapin Agile".
Ce repaire fait partie de mon enfance, rempli de chansonniers et d’artistes, d’événements festifs. Il représente surtout l’aboutissement de toute une histoire avec bien des appellations successives.
Avec l'aide d'un ami, écrivain public, j'ai compulsé des lettres, des textes et surtout des photographies. Aussi je voudrais vous conter ce lieu extraordinaire.
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1871 résonne au sein de la capitale par les violences de "La Commune", les exécutions sommaires au "Mur de Fédérés" du "Père-Lachaise" et les charniers découverts dans des casernes. Loin des barricades, la Butte échappe à cette sauvagerie et oppose le charme de ses moulins, des petits commerces, de ruelles attachantes si bien décrites dans "Le Château des brouillards" de mon ami Roland Dorgelès.
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De ma famille, à part mon père, il ne me reste rien. Ma mère est une inconnue.
Avec mon frère Victor, je me souviens de nos courses effrénées, passant tour à tour du quartier bourgeois de la "Rue Lamarck" aux modestes retraités de la "Rue de la Bonne". Nous évitions à tout prix les marlous imberbes des petits bars de la "Rue des Abbesses".
La Butte est ma famille.
Je reconstitue peu à peu le fil d'histoire de mon cabaret.
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En 1860, fréquentée par des rouliers, des transporteurs et par des ouvriers de carrières d’ardoise, l’auberge s’appelle le "Rendez-vous des voleurs".
20 ans plus tard, le propriétaire de l’époque décide de rénover les lieux en confiant au caricaturiste André Gill le soin de réaliser une enseigne. L’artiste dessine alors un magnifique lapin en redingote verte et écharpe rouge, peu désireux de finir dans une marmite.
La clientèle véhicule alors par le bouche-à- oreille l’appellation du cabaret comme étant celui du "Lapin à Gill", qui devient, par abus de langage, "Le Lapin agile".
Sans raison apparente, l'appellation disparaît et devient alors le "Cabaret des assassins", sans doute dûe à la présence aux murs des portraits de grands criminels aux noms célèbres.
La mère Adèle, danseuse de french-cancan, veut le transformer en café-concert-restaurant. Elle rebaptise l’endroit "à ma campagne". Elle reçoit ainsi dans la journée les clients nocturnes du "Chat noir" comme le très connu Alphonse Allais. Imaginez un instant se succédant Aristide Bruant et son écharpe rouge, Courteline et le peintre Henry de Toulouse Lautrec.
Berthe Sébource acquiert les lieux en 1900 avec sa fille Marguerite Luc qui deviendra l’épouse de Pierre Marc Orlan.
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Dès 1903, mon père réussit la prouesse d'en faire un lieu incontournable de la bohème artistique montmartroise.
Il faut dire qu’il est lui-même un personnage atypique du quartier, digne de fables, avec ses airs de trappeur canadien et toute sa ménagerie dont son âne "Lolo", un singe, un corbeau, un chien et des souris blanches. C’est un musicien attachant avec sa guitare ou son violoncelle, et un animateur de veillée.
J'habite là, à présent, avec mon frère. Mais tout n’est pas idyllique.
Les temps troubles font la part belle aux "Anarchistes libertaires" issus de La Commune et aux "Apaches de Belleville". Certains soirs, les flingues sont de sortie et mon frère décède d’une balle dans la tête derrière le comptoir.
Cette époque de violence et de criminalité inspirera Pierre Marc Orlan dans le film "Quai des brumes" en 1938, avec le fameux duo formé par Jean Gabin et Michèle Morgan.
Vivre dans ce cabaret ne représente pas un long fleuve tranquille.
Bien que je fréquente peu l’école, j’apprends dans ces lieux la vie, notamment avec mon mentor Aristide Bruant. Très lié d’amitié avec mon père, celui-ci lui propose de racheter l’affaire pour éviter que l’endroit ne soit rasé en 1913 et lui demande d’en assurer la gérance.
L’endroit redevient "Au Lapin agile" et voit ses fréquentations se diversifier.
Imaginez un instant Guillaume Apollinaire lisant des poèmes tirés de "Alcools" ou encore le peintre Pablo Picasso peignant "la Femme à la corneille" ou "un Arlequin au verre". Il se produit des joutes entre les avant-gardistes de la "bande à Picasso" appréciés par mon père, et les traditionalistes chers à Roland Dorgelès.
Mon père, non dénué d’humour, expose un matin une œuvre abstraite du peintre Boronali. En réalité, il s'agit d'une fumisterie qui va berner à la fois les artistes et les clients.
Baptisée "Le soleil s’endormit sur l’Adriatique", l’œuvre a été réalisée par la queue de l’âne Lolo badigeonnée de peinture.
Avec le retour des soldats, au sortir de la Grande Guerre, une boucherie sordide et dévastatrice à laquelle j’ai échappé, la vie parisienne connaît un regain durant les années folles.
En 1922, je deviens propriétaire des lieux et j’aime à pousser la chansonnette avec mon ami Aristide Bruant. La suite de mon aventure et de ceux qui ont depuis repris le flambeau reste à découvrir en allant cheminer sur les sentiers pavés et escarpés de la Butte Montmartre.
Je vous laisse vous bercer par les reprises des chansonniers du Lapin agile [1].
[1] http://www.au-lapin- agile.com/index.html
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