5. Lisandra
Plus loin, à travers les âges et les terres, une autre histoire se déployait, tissée de mystères semblables, où la pierre et la lumière devenaient les clés de transformations profondes.
Dans une nuit silencieuse et glaciale, au cœur d’un château oublié, un jeune noble acceptait un appel invisible, celui des forces tapies dans les ombres des mondes, prêtes à se dévoiler. Le miroir qui brillait devant lui d’une lumière froide, presque vivante, lui avait promis des vérités aussi troublantes qu'il les avait crues. Les mêmes que Lisandra découvriraient dans les veines du granit.
Du miroir énigmatique à l’immuable pierre corse, un fil ténu reliait ces âmes en quête d’elles-mêmes. Dans les murmures du vent, dans les battements sourds de la terre, une même énergie vibrante unissait les destins à travers le temps, rappelant que les choix, aussi intimes soient-ils, résonnent bien au-delà des frontières visibles.
Le bloc de granit colossal découvert à Corbara en 1835 commença à être travaillé par une équipe de tailleurs italiens et la colonne ainsi réalisée devait servir de socle à la statue de l'Empereur.
Elle serait érigée sur la place principale d'Ajaccio.
Mais, devant l'ampleur de la tâche, les hommes comprirent qu'il serait impossible de déplacer ce bloc. Son poids immense le cloua à son sol d'origine, au cœur de la Corse sauvage.
Le géant de pierre demeura là, immuable, défiant le temps, les regards, et il devint le gardien silencieux d'une terre qui respirait l'authenticité et le mystère.
Ainsi, sous le soleil, la pierre dégageait une douce chaleur, et ses veines dorées, entrelacées de quartz et d'ombres de mousse, semblaient vibrer légèrement, comme une pulsation.
Intriguée par le jeune homme assis là, Lisandra s’approcha timidement, son regard se posant tour à tour sur le bloc de pierre et sur Mateo. Autour d'eux, le maquis exhalait ses senteurs d'herbes sauvages chauffées par le soleil, le parfum piquant du romarin et de la sarriette, mêlé à celui plus doux de la myrte.
Par instants, une brise légère, venue des montagnes, faisait frissonner les arbustes et apportait avec elle l'odeur salée de la mer, toute proche.
Le bruit du vent s'élevait doucement et se faufilait entre les branches des pins comme un chuchotement ancestral. Sous la lumière dorée du soleil, son visage montrait une douceur inattendue, une tranquillité qui contrastait avec l’image d’un tailleur de pierre passionné.
Sentant son regard, Mateo se tourna vers elle et lui adressa un sourire timide :
- Belle journée pour surveiller son troupeau, lui dit-il, en se levant pour la saluer. Son accent était chantant et rempli de soleil.
Lisandra ressentait le poids de sa propre vie. Elle adorait la liberté de la montagne, le vent qui s'engouffrait dans les sentiers, mais parfois, elle se sentait aussi prisonnière d'une solitude qu'elle avait du mal à s'avouer. Elle avait connu des visages, entendu des promesses, mais tout lui paraissait si éphémère.
Surprise par cette question, elle lui répondit en souriant, sa voix claire se mêlant aux bruits discrets de la nature qui les entourait :
- C’est surtout une belle journée pour découvrir ce qui vous fait revenir chaque jour devant cette pierre.
Elle avait l'impression que le monolithe la jaugeait, qu'il connaissait quelque chose qu'elle ignorait. Le géant de granit capturait et retenait tout ce qui l'entourait.
D'une certaine manière, elle savait qu'il veillait aussi sur elle, comme un gardien bienveillant.
Mateo se mit à rire doucement, pris au dépourvu par la franchise de la jeune bergère. Il se redressa, posant la main protectrice sur le monolithe comme s'il s'agissait d'un vieil ami fidèle.
Chaque jour, il s'asseyait devant le géant de pierre, projetant ses propres rêves de grandeur, une grandeur silencieuse, discrète, qui se passait de reconnaissance. Mais, en son for intérieur, une part de lui espérait être découverte.
Comme cette roche, il se sentait fait pour autre chose, quelque chose de plus grand, et l'inquiétude lui pesait :
"Et si personne ne le voyait jamais au-delà de son apparence, de ses mains calleuses et de son métier simple ?
- Cette pierre, comme vous l'appelez... Il ferma un instant les yeux, sa main glissant sur le granit rugueux, avant de reprendre. Elle est plus qu’un simple bloc. Elle a été façonnée pour devenir une œuvre, l'image d’un homme puissant. Mais le destin l’a laissée ici, au milieu de rien. Parfois, je crois qu’elle a été faite pour quelque chose de plus grand, quelque chose de simple, mais noble.
Mateo était persuadé que ce monolithe n'était rien de moins qu'un compagnon silencieux, un confident muet. Il pouvait passer des heures à le contempler, à caresser sa surface froide, sentant sous ses doigts les veines du granit palpiter comme un cœur endurci, mais toujours vivant.
Lisandra leva un sourcil, amusée :
- Et moi qui pensais que ce n’était qu’un gros caillou.
Elle lui répondit puis se mit à rire, d'un rire cristallin qui résonna dans le calme environnant. Le son léger s'éparpilla dans l'air et sembla se perdre dans l'immensité du paysage.
Avant de s'éloigner, elle le regarda une dernière fois avec attention, captivée par la passion discrète de ce tailleur de pierre, et par sa manière de parler du granit comme d'un être vivant.
Jour après jour, leurs chemins se croisèrent au pied du monolithe d’Algajola qui assistait silencieusement à leurs échanges, absorbant leurs confidences et leurs rires partagés.
Lisandra prétextait venir s'y reposer. Elle posait son panier à côtés d'elle, laissant les effluves sucrées des figues fraîches et des brins de thyms se mêler aux senteurs de la terre sèches. Ses brebis broutaient paisiblement autour d'elle, leurs clochettes résonnant faiblement, ponctuant la tranquillité du lieu d'une mélodie douce.
Mateo, lui, avec des outils de fortune, taillait des formes dans des morceaux de roche éparpillés. Elles étaient simples mais il y gravait parfois des symboles discrets et mystérieux, comme une signature silencieuse.
Un jour, il invita Lisandra à y graver leurs initiales, un acte apparemment anodin mais pour eux, il immortalisa ces instants volés à la solitude, comme si le monolithe pouvait conserver en lui les traces de leur rencontre. Au fil des semaines, une complicité tendre s’installa entre eux.
Le brun Mateo apprenait à la blonde Lisandra les secrets de la roche, les veines dorées des cristaux, les inclusions d'un vert mousseux, et la manière dont la nature avait crée en silence cette roche au fil des siècles. Il lui apprit comment elle avait sculpté ce géant de granit, qui attendait, tel un diamant brut, qu'on lui donnât la vie.
Lisandra, en retour, lui racontait la liberté de sa vie dans les montagnes, la paix qu’elle y trouvait en parcourant les sentiers dans le maquis, l’odeur des pins et le doux sifflement du vent à travers leurs branchages.
Un soir, alors que le soleil se couchait au dessus de la mer et que le ciel se teintait d'une nuance pourpre et orangée, ils s’attardèrent près du monolithe, enveloppés dans l'atmosphère douce et paisible de l'été.
Mateo brisa le silence :
- J'ai l'impression que ce monolithe n'a jamais quitté cet endroit pour une raison bien précise, comme s'il attendait quelque chose... ou quelqu'un.
Elle tourna vers lui un regard interrogateur, un sourire aux lèvres :
- Qui penses-tu qu’il attend ? demanda-t-elle doucement.
Il hésita un instant, son cœur battant plus fort :
- Peut-être... l'espoir que quelqu’un le découvre tel qu’il est. Brut, imparfait, mais aussi plein de vie, de secrets.
Lisandra le regarda, le sourire aux lèvres, sentant une émotion étrange monter en elle. Elle ressentait aussi cette attente, cet appel silencieux.
Dans le calme de ce moment partagé, elle chuchota :
- Peut-être que, tout comme toi, je l'attends...
Délicatement, elle prit sa main puissante, ses doigts fins se glissant entre les siens, ses yeux verts brillant de douceur :
- Ne sommes-nous pas tous des blocs de granit n’attendant qu’à être découverts ?
Le silence qui suivit n’eut aucunement besoin d’être comblé de mots. Le monolithe, de granit et de quartz, avait tissé entre eux un lien profond, une relation faite de douceur et de force, à l'image de leurs corps.
Les deux jeunes amoureux passèrent la nuit à contempler les étoiles dans le ciel pur et brillant de Corse. Leurs mains entrelacées, ils se promirent de se retrouver là, au pied de ce géant de pierre, peu importe les chemins que la vie tracerait pour eux.
Le monolithe, témoin silencieux, devint le symbole de leur promesse, de leurs espoirs, et de l'amour naissant entre un apatride solitaire et une bergère libre comme le vent.
Le lendemain matin, dans les rayons du soleil levant, la pierre géante brillait d'une lueur intérieure, comme s'il rendait hommage aux deux amants, alors que la lumière du matin éclairait leur refuge de fortune dans la bergerie voisine.
Elle semblait leur murmurer une promesse, celle de protéger leur histoire et de garder secret la légende d'un amour intemporel qui continuait à vivre, insouciant.
Mateo quitta sa jeune maîtresse de bonne heure pour se rendre à la ville, avec la promesse faite de la rejoindre au plus tôt dans leur petit nid douillet.
Lisandra passa la journée à proximité du monolithe, regardant pensivement ses brebis paître en toute liberté l'herbe odorante que leur offrait l'Île de Beauté.
Le géant de granit émit un scintillement étrange.
Attirée par une force qu'elle ne comprenait pas, elle posa la main sur la pierre à l'endroit même où elle avait gravé ses initiales et celle de Matéo.
Soudain, une sensation oppressante envahit son corps, comme si quelque chose d’invisible pressait contre sa poitrine. Alors que le géant de granit se mettait à briller d'une lumière morte, elle entendit une voix froide résonner dans son esprit :
- Ouvre la porte, Lisandra. Laisse-moi entrer. Ton monde a besoin de moi.
Elle retira sa main d’un geste brusque, le cœur battant.
- Non... pourquoi ferai-je ça ?
Mais la voix persistait, toujours froide mais plus douce et insistante :
- La souffrance de ton monde peut prendre fin. Je peux tout réparer. Ouvre la porte. Laisse-moi entrer, je protègerai ton amour...
Au fond de son coeur, Lisandra ressentit un profond malaise. Elle recula d’un pas, comme pour s’éloigner de la pierre mais l’écho de la voix semblait s’accrocher à elle, plus fort, plus proche.
Elle tomba à genoux, les mains tremblantes pressées contre ses oreilles, comme si cela pouvait la protéger.
- Non ! cria-t-elle, sa voix brisant le silence. Je ne veux pas...
Mais une partie d’elle, enfouie dans un recoin obscur de son esprit, commençait déjà à lâcher prise...
Le soleil déclinait lentement, teintant le ciel d’une lueur orangée Quand elle leva vit une lumière plus intense, presque surnaturelle, émaner de l’intérieur de la bergerie. Elle dansait entre les interstices des murs en pierres, créant des ombres mouvantes sur le sol de la cour.ansentre les interstices des murs en pierres et créant des ombres mouvantes sur le sol de la cour.
La lueur mourante vacilla un instant, puis s'éteignit, emportée par une voix monotone et insistante.
- Lisandra... ouvre la porte...
Lisandra sentit soudain son esprit se libérer et, instinctivement, elle s'approcha lentement de la petite bâtisse.
Son pas furtif, guidé par une sensation étrange, la poussait à s’avancer malgré l’incertitude qui grandissait en elle. Elle s’arrêta un instant, hésitant à franchir le seuil, mais une force invisible semblait l’appeler, lui suggérant qu’elle n’avait pas d’autre choix que d’avancer.
La bergerie, ce lieu humble et quotidien, n’avait jamais eu cette aura, et Lisandra, bien que familière des secrets de l’île, ne pouvait ignorer l’étrangeté de cette apparition.
En s'approchant de la porte, elle sentit une chaleur douce, presque réconfortante, se diffuser autour d’elle. Elle regarda en arrière où la lumière du monolithe avait cessé, prit une profonde inspiration et, sans réfléchir davantage, poussa la porte à deux-battants. de la porte, elle sentit une chaleur douce, presque réconfortante, se diffuser autour d’elle.
Dès qu’elle entra, l’air autour d’elle changea. La bergerie, avec son odeur de bois et de foin, se transforma sous ses yeux. Les murs se déformèrent, les pierres se métamorphosant en formes luisantes.
La réalité elle-même semblait plier sous l’effet d’une force ancienne.
Au centre, une lumière éclatante se concentrait autour d’une forme énigmatique. Un cercle de pierres l’entourait et, au cœur de ce cercle, un éclat doré pulsait comme le battement d’un cœur, un rythme régulier, à la fois calme et puissant.
Lisandra s’avança prudemment, ses yeux fixés sur l’objet lumineux qui semblait l’attirer irrésistiblement.
C’était une porte.
Elle se dressait dans l’air, sans cadre, sans fond, comme une ouverture suspendue entre deux mondes.
Un murmure lointain, presque imperceptible, se fit entendre, un souffle doux, comme une invitation.
Lisandra comprit que cette voix était différente de celle entendue près du monolithe.
Elle n'hésita pas à se baisser pour toucher la lumière et au moment où ses doigts effleurèrent l’éclat doré, une onde de chaleur traversa son corps.
Elle sentit une connexion instantanée, une révélation profonde.
— Lydie...
Lorsqu'elle s'entendit murmurer ce prénom, elle sut que la bergerie n’était pas seulement un lieu de refuge pour les brebis mais une porte, un passage entre le monde visible et un autre, caché, que seule une âme prête à comprendre pouvait franchir.
Le cœur battant, elle sentit un frisson parcourir son échine.
Elle n'était pas seule dans cette épreuve. L’île, avec ses secrets et ses mystères, lui offrait la possibilité de découvrir un autre univers, celui où les rêves se mêlaient à la réalité, où l’amour et la lumière étaient capables de briser les chaînes de l’ordinaire.
Le murmure dans l’air se fit léger, comme une douce voix lointaine :
"Ta force est toujours aussi grande Lisandra... Tu reste une élue... Il nous faut accomplir tellement de choses ensemble... bien au-delà de cette réalité."
Une certitude s’imposa à elle.
L’amour qu’elle portait à Mateo, son désir de retrouver son compagnon étaient bien réels, et cette lumière, cette porte, représentait la matérialité de ses émotions, quelque chose de bien plus grand.
Lisandra se sentit investie d'une mission, dans un monde étrange et fascinant, un endroit où le temps semblait se suspendre, où chaque étoile dans le ciel portait une histoire, où chaque souffle de vent chuchotait des secrets millénaires.
Elle n'était plus une simple femme.
Elle, Lisandra, simple bergère d'une petite île, était une élue du Destin, une Protectrice des Mondes. Elle était la passerelle entre les dimensions, prête à découvrir ce que l'au-delà, lui réservait...
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