« Eh, Nikolaï. »

Il tapa doucement l’épaule de son ami affalé sur ses feuilles de cours. Voyant qu’il ne réagissait que lentement, il ne put s’empêcher de sourire.

« Tu m’as l’air mort.

-Ah, ouais, peut-être, maugréa-t-il en se redressant.

-Heureusement que le prof ne fait pas gaffe. Une soirée passée avec une bouteille de vodka, je présume ?

-Même pas. Juste une bonne claque de la vie.

-Allons bon, s’amusa William. Ton psychologue favori est prêt à t’écouter.

-Je te défends de rire.

-T’inquiète pas, je ne le ferai jamais en amphi. Nan, bon, je ne le ferai jamais parce que tu es mon ami, tu le sais bien.

-Mouais. Tu vois, il y a une semaine, on avait discuté au téléphone.

-C’est exact.

-Et je t’avais dit que j’avais des vues sur Eileen.

-En effet.

-Il m’a suffi d’un échange de quinze secondes pour comprendre que je n’avais aucune chance avec elle. »

L’espion concentra toutes ses capacités acquises durant son entraînement pour réprimer le fou rire qui tentait de le saisir.

« C’est pas la mort, tu sais, le réconforta-t-il d’un ton neutre. Il y a des dizaines d’autres jolies filles rien que dans notre promotion.

-T’as sans doute raison…

-Mais tu n’as pas l’air de me croire, sourit-il gentiment.

-Tu n’as jamais vécu ça, d’ailleurs ?

-Je n’ai pas le temps d’être amoureux en ce moment.

-Ça a l’air tellement simple pour toi !

-Dans une certain mesure, ça l’est. Si ton travail prend assez de place dans ta vie, il éclipsera le superflu.

-L’amour est un superflu ?

-Parfois, oui, c’est strictement inutile. D’autres fois, il n’y a rien de plus nécessaire à la survie.

-L’illustre docteur qui se trouve en face de moi aurait-il l’amabilité de m’expliquer ?

-Simple. Si un officier doit choisir entre céder à la passion et accepter une promotion le séparant de l’objet de son désir, répondit-il en écrivant, il ne fait aucun doute que le sentiment est d’une futilité absolue. Par contre, si un soldat blessé doit fournir un ultime effort pour regagner ses lignes et se mettre en sécurité, la pensée de sa fiancée qui l’attend au pays lui donnera les forces nécessaires.

-Tu es d’un pragmatisme…

-Dans le milieu des relations humaines, il y a les rationnels et ceux qui font un burn-out. Il n’y a qu’à choisir de quel côté on se place. »

Sa dernière remarque fit réfléchir son ami, ce qui installa un silence. Au bout d’une vingtaine de secondes, Nikolaï demanda :

« Comment fais-tu pour en savoir autant sur des sujets aussi variés ?

-Je vais te répondre par une autre question. Combien de fois vais-je à la bibliothèque universitaire chaque semaine selon toi ?

-C’est vrai que vu comme ça…

-Il faut bien tuer le temps, alors autant le faire de manière constructive. Tu savais qu’au Japon, on te sert un thé vert gratuit à la fin de ton repas au restaurant ? C’est le genre de choses qu’on apprend en étant un rat de bibliothèque comme moi.

-Hé, hé, ça n’a pas que des inconvénients alors.

-C’est vrai, mais plus on lit, plus on se rend compte d’à quel point on est ignorant… et d’à quel point ceux qui se présentent comme experts le sont aussi, ajouta-t-il malicieusement.

-Tu n’en as pas l’air, mais t’es un vrai démon en fait. Toujours à préparer quelque chose et à avoir un plan derrière la tête.

-Un livre est une arme chargée et prête à tirer, Koko. C’est ce qui fait tout son intérêt. Tiens d’ailleurs j’ai découvert un avion assez particulier récemment.

-C’est vrai que c’est ta passion. Quel est-il ?

-Le Kyushu J7W, ‘’Shinden’’ de son surnom. Un chasseur expérimental japonais tout bonnement fascinant.

-Et on est parti…

-Oh, allez, tu n’as pas envie d’en savoir plus ?

-Si, si, vas-y.

-Alors en 1944… »