10.Soirée mémorable
« Un whisky, s’il-vous-plaît. Au shaker, pas à la cuillère.
-Je vois que monsieur est un connaisseur, répondit le barman avec un hochement de tête d’approbation.
-C’est une de mes plus grandes sources de fierté, passée de génération en génération dans la famille Adlerschloss. Et toi, Nikolaï, ajouta William en se tournant vers lui, que vas-tu prendre ? C’est moi qui offre.
-Quel est le conseil de l’expert ?
-Vodka rosée, la spécialité de la maison. Notre cher tenancier confirme ?
-Effectivement, c’est la chantilly sur la cerise du gâteau. Comment se fait-il que vous connaissiez d’ailleurs ?
-Les odeurs fugaces identifiées en entrant.
-Eh bien ! Vous mériteriez que je vous offre votre première consommation.
-Surtout pas, sourit l’espion. Il faut bien faire tourner la maison, on arrive à rien en étant généreux.
-Très bien, très bien. Je vois l’esprit. »
Les deux hommes échangèrent un regard presque complice, sous les yeux à la fois étonnés et amusés de Nikolaï.
« Alors après les avions, commenta-t-il, la boisson. C’est quoi la prochaine ?
-Il y a peu de choses dont j’ignore tout. Mais sache que pour être un parfait gentleman, il faut une passion, une connaissance distinguée de l’alcool et un certain talent de joueur de casino.
-Tu ne vas pas me dire que tu maitrises la roulette.
-Non, quand même pas, mais le poker et le black jack n’ont pas de secret pour moi.
-Tu ne cesseras jamais de m’étonner, avoua son ami avec admiration. Ça doit faire… trois, quatre mois qu’on s’est rencontrés, et j’ai l’impression de ne connaître qu’un dixième de ta personnalité.
-Je dirais plutôt soixante pourcents. Mais si on savait tout de quelqu’un en moins d’un an, quel serait l’intérêt ?
-Tu marques un point. »
Un petit temps passa sans qu’aucun des deux ne parle, l’un finissant d’un trait son shot, l’autre descendant tranquillement son whisky. Après avoir avalé sa gorgée, William ne put cependant s’empêcher de demander :
« Loin de moi l’idée de te pousser dehors, mais tu n’avais pas une réunion à l’amicale des jeunes communistes ce soir ?
-Et meeerde.
-Allez, cours, tu peux y être à temps.
-Bon bah j’y vais, alors. À la prochaine !
-C’est ça, à la prochaine. »
Il le regarda rejoindre la porte en quelques foulées puis s’élancer une fois sorti. À nouveau le silence s’installa, pendant lequel l’agent écouta distraitement les conversations les plus proches en sirotant son spiritueux. Rien de bien inhabituel ; des problèmes d’argent, des réalisations incroyables d’athlètes qu’il savait dopés, et des louanges à l’excellent système soviétique qui protégeait ses habitants du vil capitalisme. Cependant, en baladant son regard dans le miroir derrière le comptoir, son attention fut captée par un détail à l’extérieur de l’établissement. Il s’agissait d’une chose qui était en soi d’une banalité confondante, du moins pour une personne normale. Ce qui ne pouvait pas véritablement être dit de l’individu en question.
« Tiens, songea-t-il, que fait cette chère Eileen à une heure pareille… et qui plus est sans son gentleman de majordome ? »
Piqué par la curiosité, il se leva, laissa un billet sous son verre et quitta le bar. Tout en réprimant un sourire à la pensée de Charlie et de son avis sur ceci, il commença à suivre la jeune fille.
« M’est avis que ce joli rossignol va se faire engloutir par un chat errant si personne ne veille dessus. Je me fais peut-être des idées, mais ce n’est pas pour rien que les plus beaux oiseaux ne volent pas la nuit. »
Alors qu’il terminait sa phrase, deux silhouettes de grande taille sortirent d’une ruelle au moment où Eileen passait devant.
« Eh bien, mademoiselle, on se promène ?
-Laissez-moi passer.
-Hop, hop, hop, pas si vite. Si on apprenait à se connaître, d’abord ? C’est important de respecter celui qui on parle.
-Je n’ai pas de temps à perdre.
-Pas aimable pour un rond, hein ? Bon bah on va faire ça autrement. »
Un troisième homme apparut et tira la jeune femme dans l’ombre des bâtiments.
« Lâchez-moi ! s’écria-t-elle.
-Pas de sitôt, répliqua son agresseur, c’est moi qui te le dis. Ramenez-vous, Alex et Bastian. On dirait qu’elle a pas compris qui faisait la loi.
-Avec plaisir, Sacha. »
Une ombre aux yeux brillants jaillit derrière celui qui avait parlé et envoya sa tête contre les briques d’un coup de pied fulgurant. Avant que son complice ne réagisse, William ferma sèchement sa mâchoire sur sa langue pour ensuite l’envoyer au tapis avec une frappe sur la nuque.
« T’es qui –
-Aucune importance », coupa-t-il.
Une lame glissa dans sa main avant de cisailler le visage du chef de gang. La brute hurla de douleur en lâchant sa proie, puis tomba à la renverse. L’espion en profita pour passer son bras derrière Eileen et la ramener contre lui. Après avoir vérifié qu’elle n’avait rien, il pointa l’arme vers son adversaire et s’adressa à lui :
« Je t’épargne si tu ne recommences plus jamais. Ta réponse ?
-Enfoiré, ça fait un mal de chien ! Je vais te le faire payer, ici et maintenant ! Joe ! Andreï ! Tom ! Massacrez-moi cet effronté ! Utilisez vos poings américains, je ne veux pas qu’il ressorte vivant de cette ruelle ! On s’occupera de la fille une fois qu’il aura eu son compte.
-À tes ordres, Sacha. On commençait à se rouiller, ça nous fera de l’exercice. »
Trois colosses firent leur apparition en face de l’agent secret en costar gris. Sa protégée jeta un coup d’œil terrifiée en arrière avant de lui murmurer :
« Karl… il vont te tuer…
-Pour qui t’inquiètes-tu le plus ? répondit-il doucement. Moi qui vais les affronter ou toi-même si je n’arrive pas à les vaincre ?
-Toi bien sûr !
-Alors n’ais crainte, sourit-il d’un air rassurant. Tu penses pouvoir courir ?
-Je crois, oui…
-Dans ce cas, va le plus vite possible au commissariat. Je me charge d’eux. »
Constatant son hésitation, il mit fin à son étreinte et la poussa délicatement vers la rue. Elle le regarda avec indécision, puis se décida à lui obéir en voyant son sourire.
« Bien. Messieurs, je suis à vous. »
Un coup fulgurant partit vers sa tempe avant qu’il n’ait totalement tourné la tête. Sans ciller, il attrapa le poing de front, puis serra violemment. Les phalanges craquèrent sous la pression aussi facilement que des allumettes. Son assaillant poussa un cri déchirant, ce dont il profita pour saisir sa mâchoire et la déboiter d’un geste sec. Malheureusement, une frappe s’enfonça dans sa veste de costar avant qu’il ne puisse mettre ce premier opposant hors d’état de nuire. Une puissante poussée fit tomber le malfrat au sol pendant que l’espion esquivait adroitement l’attaque de son comparse. Tout en se dérobant, il saisit fermement le bras qui l’attaquait, et ne se gêna pas pour en retourner le coude. Le truand serra le dents, puis frappa de sa main libre. La différence de poids avec son adversaire lui donnait un avantage de taille, mais à sa stupéfaction, ce dernier absorba les chocs par des parades exemplaires. Il lui fallut déployer sa botte secrète pour parvenir à lui égratigner le front. Sa satisfaction fut néanmoins de courte durée, puisque la riposte visant sa gorge l’asphyxia juste assez longtemps pour que William fracture son crâne contre les pavés.
« Ça fait un. »
Le voyou qu’il avait blessé auparavant revint à la charge, usant avec succès d’un croc en jambe pour le renverser. Dans sa chute, l’espion hésita à lancer son poignard dans sa bouche grande ouverte, mais devant le risque de tuer sa cible, il préféra garder l’arme dans sa poche. Sa réception fut sans faute, si bien qui profita de l’élan pour effectuer une roulade arrière et mettre un peu de distance avec ses deux ennemis encore debout. Probablement rendu fou par la douleur, l’éclopé bondit à nouveau vers lui. Cette fois, le combattant aguerri ne lui laissa pas la moindre chance. Son talon s’abattit avec un rare violence sur la base de sa nuque, pulvérisant définitivement son menton sur le sol. Une fraction de seconde plus tard, une répétition du geste visant l’arrière de la tête le plongea dans un très lourd sommeil.
« Et voilà qui fait deux. »
La dernière montagne de muscle, restée jusqu’alors en retrait, commença à s’avancer à son tour. Au lieu de se reposer uniquement sur la force brute cependant, il décida de feinter. Après avoir initié un crochet, il bascula au dernier moment sur un puissant coup de genou. William réalisa la ruse trop tard pour esquiver et dut encaisser l’assaut de plein fouet. Ses avant-bras protégèrent son abdomen, mais ainsi occupés, ne purent pas dévier l’uppercut qui arriva avec une vitesse fulgurante. Bien qu’il pencha la tête pour laisser passer le poing américain, l’acier érafla sa joue et laissa une trace ensanglantée sur sa route. Le coude de l’espion s’enfonçant dans sa gorge força le lutteur à reculer, donnant un instant de répit au jeune homme pour reconstituer sa garde. L’éclat joueur qui dansait dans ses yeux disparut alors qu’il levait à nouveau ses bras. Lorsque la brute l’assaillit, la contre-attaque fut implacable. Une poussée agressive sur son genou gauche retourna son articulation. Un grognement de souffrance parcourut l’air pendant qu’il chutait en arrière, coupé net par l’offensive du boxeur anglais. Ce dernier se mit à cogner le visage de son adversaire avec autant de force que de vitesse. Ses doigts s’abattaient encore et encore sur sa face, brisant indistinctement nez, arcades ou dents, sous le regard horrifié de Sacha. Au bout d’une quinzaine de secondes, William eut pitié de sa victime et se releva. Il remit en ordre sa veste, lissa les plis de son pantalon, puis interpela le chef de gang :
« Ça nous fait donc trois. Maintenant, à toi. Je t’avais laissé une chance, non ?
-Att… Attends ! On peut s’arranger !
-Le problème c’est que tu n’as aucune contrepartie intéressante à m’offrir. Pourquoi est-ce que je passerais un marché dans ces conditions ? »
D’un bond, il arriva au niveau de son pathétique interlocuteur et lui attrapa les cheveux. Son menton ainsi relevé, il cala sa pointe d’acier en dessous.
« Alors, on fait moins le fier, maintenant ?
-Me tue pas ! Je ferai tout ce que tu veux !
-Ah oui ? sourit-il sans cacher son amusement. Sauf que je n’ai pas besoin de tes services, tu vois. »
Il changea la position de on arme pour appuyer avec la lame sur la gorge du voyou.
« Tu as de la chance, je ne suis pas de trop mauvaise humeur ce soir. Alors écoute-moi bien. Vu ce que j’ai fait de tes subordonnés, je n’aurai pas le moindre problème à aller un peu plus loin avec leur chef. Si tu veux survivre, tu vas suivre mes instructions à la lettre. Premièrement, abandonne ton gang. Deuxièmement, trouve-toi un vrai job. Et troisièmement… il va falloir apprendre des notions basiques de courtoisie envers la gente féminine. J’ai personnellement à cœur d’être un parfait gentleman. Là, tu viens d’assister à ce que quelqu’un de distingué comme moi peut faire quand on s’en prend à une femme. Tu saisis l’importance que j’accorde à ce troisième point ?
-O…Oui ! C’est tr…très clair ! Je le ferai plus jamais !
-Tu y as tout intérêt, conclut l’espion en le lâchant. Je vais veiller à ce que tu respectes ta parole pendant toute l’année qui vient. Si tu la trahis, eh bien… tu es un homme mort, pour le dire simplement. »
Il lui lança un regard troublant, semblant mélanger une menace froide avec un amusement dérangeant, rangea sa dague et tourna les talons. En sortant de la ruelle, il tomba nez à nez avec Eileen qui arrivait avec des policiers. Les agents se précipitèrent vers les malfrats, puis s’arrêtèrent net.
« C’est vous qui avez fait ça ? demanda l’officier en s’adressant à l’élégant jeune homme.
-En effet, répondit-il d’un air gêné. J’ai quelques notions de boxe française, et ils étaient moins bons qu’ils en avaient l’air. Beaucoup d’intimidation mais peu de talent.
-Nous aimerions tout de même vous poser des questions sur l’agression.
-Puis-je passer au commissariat demain ? Je suis vraiment désolé mais ce combat m’a épuisé. Je ne crois pas être en état de réfléchir correctement.
-Pas de problème, mais soyez-y à la première heure.
-Sans faute, sourit-il.
-Je… Je vais te raccompagner jusque chez toi, déclara Eileen en lui prenant le bras. Tu ne tiens plus vraiment debout.
-Merci, approuva-t-il doucement, c’est très gentil de ta part. »
Tout deux s’éloignèrent sous les yeux un peu étonnés du capitaine de police. Le chemin se fit en silence, elle s’assurant qu’il arriverait à destination sans flancher, lui remettant petit à petit son esprit en ordre après l’évènement. Les quelques minutes de marche lui permirent de sortir tout à fait de l’état alerte dans lequel il était pour se détendre et relâcher ses muscles tendus. Une fois l’immeuble atteint, William se tourna vers sa compagne de marche et la remercia d’un ton doux :
« Eileen, reçois mes sincères remerciements.
-Il… Il n’y a pas de quoi. À quel étage habites-tu ?
-Le sixième.
-Auras-tu besoin d’aide… pour monter ? Ta lutte pour me protéger a dû te vider de tes forces.
-Eh bien, songea-t-il, ce n’est pas de refus. »
Il ouvrit la porte, laissa passer l’inquiète jeune fille en s’inclinant, puis commença à gravir les marches. Plusieurs fois, il dût se retenir de feindre une chute, étant tiraillé entre son tempérament joueur et son affection pour celle qui pensait innocemment l’aider. Enfin, il déverrouilla son appartement et suivi la jouvencelle à l’intérieur.
« Je vais peut-être t’offrir un thé pour te récompenser de tous tes efforts.
-Euh… pourrais-je avoir un chocolat ?
-Naturellement, sourit-il. Tu peux passer au salon en attendant, ce ne sera pas long. »
Elle obtempéra pendant qu’il rejoignait la cuisine. Quelques minutes passèrent durant lesquelles il prépara les deux boissons, après quoi, il se rendit à la pièce à vivre avec les tasses.
« Et voilà, Ei… »
Il s’arrêta dans sa phrase et eut un regard attendri. La jeune fille s’était endormie sur le canapé, probablement bien fatiguée par les fortes émotions de la soirée. William posa les récipients sur la table basse et prit délicatement la demoiselle dans ses bras.
« My, my, murmura-t-il en la portant jusqu’à son lit. On dirait que je vais aborder ma 98e nuit blanche. Mais bon, ça n’a pas vraiment d’importance, continua-t-il en la déposant sur le matelas. Sweet dreams, princess. »
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