Une agréable odeur la tira petit à petit de son sommeil. Elle s’étira, entrouvrit les yeux et essaya de l’identifier. Mais à sa surprise, elle n’aperçut pas son réveil blanc en tournant la tête. De même, le lit semblait un peu plus large que d’habitude. Légèrement étonnée, elle se redressa pour voir ce qu’il en était du reste de la chambre. Un bureau de bois clair se trouvait là où était normalement sa garde-robe, tandis qu’une armoire avait pris la place de sa bibliothèque. Plus intriguée que jamais, elle se leva pour s’habiller mais se rendit compte qu’elle portait encore la tenue de la veille.

« Ça n’a pas de sens, pensa-t-elle. Suis-je encore en train de rêver ? »

Afin d’en avoir le cœur net, elle sortit de la pièce, traversa de quelques pas un salon qui lui semblait vaguement familier, puis entra dans une cuisine américaine. Là, un jeune homme blond de plutôt grande taille faisait cuire des œufs au plat. Il se retourna avec un sourire en l’apercevant.

« Bonjour Eileen, l’appela-t-il. Bien dormi ? »

Les évènements de la soirée lui revinrent subitement en mémoire, provoquant un rougissement irrépressible sans qu’elle ait le temps de réagir. Dans un élan de galanterie, William feignit de ne pas en connaître l’origine.

« Tiens ? Aurais-tu eu chaud cette nuit ? Tes joues sont toutes teintées d’écarlate.

-Ah… oui, plutôt, mentit-elle en détournant le regard.

-Tu m’en vois bien désolé, affirma son hôte, j’avais oublié que ma couette était assez lourde. »

Il se garda bien d’ajouter ‘Si jamais tu reviens, j’y penserai’, et continua :

« Je ne sais pas ce que tu as mangé hier soir, mais je suppose que tu dois avoir faim. Voudrais-tu un petit déjeuner ? Il n’est pas encore huit heures, nous avons tout notre temps devant nous.

-Je veux bien, acquiesça la jeune fille en hochant timidement la tête.

-Parfait ! Assieds-toi donc au bar, poursuivit-il en désignant un des hauts tabourets derrière la surface brune. As-tu des préférences culinaires ?

-Eh bien… j’ai l’habitude manger sucré le matin.

-Ce n’est pas très commun, dénota le cuisinier d’un air amusé. Il s’agit de la mode française, si je ne me trompe pas.

-C’est exact, confirma Eileen avec une pointe de surprise. Tu la connais ?

-Mes grands-parents ont voyagé de par l’Europe, expliqua-t-il. À la place de babioles ou de cartes postales, ils ont ramené avec eux un livre recensant les usages et coutumes qu’ils avaient rencontrées. C’est ainsi que j’ai appris de très nombreuses choses plus ou moins utiles sur les nations voisines. Et pour ce qui est de ton repas, il doit être constitué de… voyons… pain avec beurre ou confiture, jus et chocolat chaud, non ?

-Si, c’est bien ça, reconnut-elle avec admiration. Mais je suppose que tu ne dois pas avoir de telles choses à disposition.

-Détrompe-toi », la corrigea-t-il joueur.

Tout en arrêtant la cuisson de sa main droite, il sortit une miche de pain blanc d’un placard de sa main gauche. Après en avoir coupé deux tranches qu’il inséra dans un grille-pain métallique, William déposa un trio de pots en verre recouverts de tissu quadrillé devant son invitée. Sous ses yeux améthystes fascinés, il démarra la cuisson d’une casserole de lait, renversa deux cuillers de cacao ainsi qu’une de sucre dans un bol rouge, puis plaça une assiette accompagnée d’un ensemble de couvert entre les bocaux et elle.

« Je suis malheureusement à court de jus de pomme, constata le jeune homme en ouvrant son réfrigérateur. Pourras-tu t’en passer pour cette fois ?

-Sans… Sans problème !

-Bien. Dans ce cas, tu as à ta disposition de la marmelade d’abricot, de la confiture de framboise ainsi que de fraise, et les toast seront bientôt prêt. Pour ta boisson, il faut lui laisser une petite minute encore.

-Merci pour tout, répondit-elle discrètement.

-Attends d’avoir goûté pour le dire », sourit le cuisinier.

Lorsque le temps annoncé fut écoulé, Eileen se retrouva avec un petit-déjeuner parisien tout prêt à être dégusté, tandis que William s’installait en biais avec son propre plat : des baked beans, du bacon, des tomates grillées et des œufs qu’il fit couler sur l’ensemble d’un élégant geste du poignet. Ayant relevé son regard légèrement interrogateur, il annonça simplement :

« Full breakfast.

-Full… c’est de l’anglais ?

-Exact. Ma mère avait l’habitude de me servir ceci, ce pourquoi je suis son exemple pour me sentir un peu plus à la maison. Mange donc tant que c’est encore chaud, d’ailleurs. Il paraît que c’est meilleur ainsi », sourit-il.

Elle s’exécuta, ce qui fit retomber la discussion. Durant quelques minutes, à part le glissement des ustensiles sur la vaisselle, rien ne venait troubler le silence. Le soleil se levait paresseusement sur la ville, baignant l’appartement de sa lumière rose par la grande fenêtre de la cuisine. Les nuages volaient relativement bas, signe que des précipitations étaient à prévoir. En ce mois de décembre, l’espion tablait sur de la neige. Berlin allait peut-être revêtir son manteau nacré à nouveau. Ou bien les toits de la capitale se pareraient-ils d’une scintillante symphonie de pluie. Quoi qu’il advienne, le résultat le plongerait probablement dans une confortable mélancolie pour la journée. Il pleuvait toujours à la maison de maman. Mais il neigeait sans cesse sur la tombe de papa.

« Karl ? »

Il tourna la tête en reposant ses couverts.

« Qu’y a-t-il, Eileen ?

-Quelque chose ne va pas ? Tu avais un air sombre pendant un instant.

-Ah oui ? feignit-il de s’étonner. Voilà qui est surprenant. Je devais m’être perdu dans mes pensées en observant le paysage. En tout cas, je vois que tu as terminé toi aussi. C’était à ton goût ?

-Oui, acquiesça-t-elle les yeux fermés. Merci encore, c’était excellent.

-Si l’envie te prends de repasser par ici, je t’en ferai un autre. »

Il réalisa ce qu’il avait dit après avoir fini sa phrase, chose particulièrement rare. Immédiatement, il ajouta :

« Enfin, ne te sens pas obligée, bien sûr…

-Non, répondit-elle en rougissant, ne t’inquiète pas. Je… reviendrai peut-être. »

L’espion débarrassa rapidement le bar, jeta un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur, puis suggéra :

« Vu l’heure, je propose de nous mettre en route sans trop tarder pour ne pas arriver en retard en cours d’histoire. Souhaites-tu que j’appelle chez toi pour que quelqu’un passe te chercher ? »

Elle secoua la tête.

« Non merci. Ce sera plus simple de se rendre à pieds à l’université.

-Pas de souci. Ta veste est au portemanteau, mais pour ce qui est de tes affaires…

-Quelle sotte, je n’ai rien pour écrire ! s’exclama-t-elle toute embarrassée.

-Je vois mal comment tu aurais pu prévoir la situation actuelle en sortant marcher hier, s’amusa l’agent secret. Je te prêterais de quoi écrire, ne t’en fais pas. Tu pourras utiliser mes manuels pour la journée, je suivrai avec mon ami Nikolaï.

-Tu… tu es sûr ?

-Sûr et certain, répliqua-t-il avec son habituelle assurance. Si tu es prête, nous sommes partis.

-Je te suis », bredouilla la jouvencelle aux joues empourprées.

William ouvrit la porte, saisit son pépin au passage, puis précéda Eileen dans les escaliers. La descente fut silencieuse, du moins jusqu’à ce qu’ils sortent de l’immeuble. Là, alors qu’il ouvrait son parapluie, l’espion entendit la demoiselle s’extasier à mi-voix. Un sourire se dessina sur ses lèvres en l’entendant murmurer :

« Wow… il neige. »