Je vous en supplie, envoyez-nous sur la lune
Je me demande parfois si je ne me suis pas gâché Radiohead.
N'importe quel morceau de Hail To The Thief me ramène immanquablement à un certain moment de l'été où l'ennui prend le pas sur tout le reste. Il faut à tout prix trouver quelque chose à faire. J'ai passé l'âge de construire des cabanes dans les bois ou de hurler le long de la grille du jardin pour jouer avec les voisins. Je dois sans doute beaucoup danser, parce que je ne faisais que ça à ce stade de ma vie ; malgré tout, je ne peux pas m'agiter pendant des heures dans la chambre mansardée qui retient la chaleur. Prise dans l'impasse de l'oisiveté forcée, est-ce que je me mettais à lire ou à écrire par vocation ou parce qu'il n'y avait décidément rien pour s'occuper dans mon village ?
Je ne sais pas à quel moment l'idée m'est venue, mais un jour, j'ai défait mon lit, posé la couette sur le sol pour m'y jeter à plat ventre et j'ai décidé de relire l'intégralité des bande-dessinées qui traînaient à l'étage. Il y avait des Boule et Bill, quelques Léonard, presque tous les Astérix, absolument tous les Tintin. C'est ce dernier qui s'est installé dans mon souvenir. Je crois même que je m'ennuyais tellement que j'ai relu la série plusieurs fois d'affilée. Parce que l'esprit vagabonde entre les bulles, il me fallait préparer un fond sonore pour accompagner cette lecture. L'album de Radiohead était tout trouvé : les aventures du petit reporter d'Hergé tournèrent en boucle en même temps que la musique.
Crabe aux pinces d'or, boules de cristal et bijoux de la Castafiore.
Radiohead était partout, à ce moment-là, mais c'était de la musique sérieuse, intellectualisée. J'avais connu sur un forum d'écriture, parce que des maîtres de dix-sept ans avaient les pochettes pour avatar. On avait eu un exercice d'échauffement, à l'UNSS, sur un de leurs titres, et ça se voulait de la danse contemporaine et expérimentale. Une amie à moi avait choisi 2+2=5 pour une création chorégraphique à notre école. Je ne sais plus si je lui avais prêté le disque à l'occasion, ou si on en avait juste discuté — je me souviens lui avoir fait découvrir le morceau, mais j'ai toujours un rôle plus important dans ma mémoire qu'en vrai, alors je me méfie.
Après cet été-là, pourtant, à chaque fois que j'entends un passage de Hail To The Thief, je ne pense à rien de tout ça. Je vois d'abord des cratères nus, des combinaisons orange et une fusée quadrillée en rouge et blanc. Le dyptique où Tintin, Haddock et compagnie s'envolaient presque par accident vers la lune étaient mes préférés, parce qu'il débordait d'éléments techniques que je n'arrivais jamais à lire jusqu'au bout mais qui me donnaient une rare illusion de réel. Les premiers pas des scaphandriers se sont confondus avec la chanson Sail To The Moon, au ton si plaintif que même mon désastreux niveau d'anglais me permettait de comprendre qu'il s'agissait d'une supplique : je vous en prie, envoyez-nous sur la lune. Il n'y a pas de désir que puisse mieux comprendre une gamine de quinze ans.
Le disque qui dort maintenant sur mes étagères a été racheté au moins dix ans plus tard : celui acquis à l'époque, avec sa pochette carton et son livret, a été rayé à force, et le logiciel spécial qu'il fallait installer pour l'écouter sur ordinateur empêchait la moindre copie par des pirates amateurs. Je crois qu'il est toujours chez mes parents et qu'illisible, il représente encore mieux ces étés perdus à se griser d'aventures et à rêver d'espace.
Alors, maintenant que j'y pense, je ne me suis pas tant gâché Radiohead que ça. L'album tourne toujours en orbite autour de mes rêves en transition.
Radiohead, Hail To The Thief (2003)
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