Fugitive (1/2)

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Lorsque Madame fait irruption dans l’atelier, la face éclatante de colère, tous les employés se figent et retiennent leurs souffles. La bonne humeur et les bavardages innocents laissent place à une ambiance morne où ne résonnent plus que le bruit des machines à coudre et des métiers à tisser. Nicole, à côté de moi, perd en un instant son beau sourire et baissent les yeux, penaude, vers son ouvrage. Quand Madame débarque ainsi, au beau milieu des heures d’ouvertures de la boutique, c’est qu’elle a une remarque à formuler. Et par remarque, j’entends un long moment où elle va se défouler sur un malheureux ouvrier et lui reprocher jusqu’à une tache sur le parquet, le tout en hurlant à pleins poumons.

Madame contemple et semble même admirer, durant un instant, l’effet qu’elle produit sur l’assemblée. Puis, elle poursuit son numéro. A grandes enjambées, faisant claquer ses petits talons sur le sol, elle vient se planter devant moi. Je me redresse.

  • Madame ?
  • Edith, pouvez-vous m’expliquer ceci ?!

Elle me secoue devant mon nez, une robe sur laquelle j’ai travaillé la veille. Je cligne plusieurs fois des yeux pour me concentrer sur ce qu’elle essaie de me montrer : la couture a sauté sur le côté, laissant un trou.

  • Je vois, c’est un point qui a cédé, mais…
  • Non, petite sotte, c’est toute la ligne qui est mal réalisée ! Inadmissible, c’est inadmissible ! M’interrompt-elle.

Sans hésitation, elle repousse mes outils et mon ouvrage sur le plan de travail de cette malheureuse Nicole et me claque la robe sur mon plan de travail. De son doigt, elle pointe toute la couture située sur le côté de la robe. Honnêtement, elle n’a pas tort, je n’ai vraiment pas été attentive sur cette partie. Le fil est apparent et distendu par endroit. En l’état, le tout ne tiendra jamais très longtemps. Je suppose que si je n’avais pas travaillé à demi consciente la veille, j’aurais été plus attentive et méticuleuse. Le généreux soleil de ce mois de mai m’avait tapé sur la tête mais Madame avait catégoriquement refusé de me laisser me reposer.

J’en ai connu des patrons. Madame est, je pense, la pire. Toujours à s’égosiller sur ses employés à la moindre erreur, la main levée et la face rouge de colère… Je suis sûre qu’elle nous frapperait, si elle en avait le droit. Ses crises de nerfs la rendent terrifiantes pour la plupart d’entre nous. Moi, elle ne m’effraie pas. Pas après tout ce que j’ai déjà vu.

  • Vous allez me reprendre tout cela immédiatement ! Madame Beaumont doit passer ce soir pour les essayages, si cette robe n’est pas parfaite, vous pourrez dire adieu à ce travail et à toute chance de travailler dans cette ville !

Je garde mon visage impassible mais intérieurement, cette idée me terrifie. Non pas que j’apprécie particulièrement ce travail ou le monde de la couture, loin de là. Je n’avais que très peu pratiqué la couture auparavant. Mais, cet atelier… C’est la cachette parfaite. Je ne quitte jamais ses murs. La journée, je suis devant mon ouvrage et le soir, je grimpe à l’étage où se trouve une sorte de dortoir improvisé que je partage avec d’autres employés qui, comme moi, n'ont pas d’autres endroits pour vivre. Je ne sors que pour mes courses et cela arrive moins souvent désormais, depuis que ma chère Nicole a accepté d’en effectuer quelques-unes pour moi. Il n’y a que très peu de chances qu’ils me retrouvent… C’est la première fois, en six mois, que je me retrouve aussi longtemps au même endroit. Alors, je n’ai pas le choix.

  • Bien, Madame. Ce sera fait avant ce soir.
  • Je l’espère bien Edith, je l’espère bien. J’ai déjà été très bonne de vous garder si longtemps et de vous confier d’importantes taches, ne me le faites pas regretter.

C’est une autre manie de Madame : se poser en figure généreuse. Elle ne l’est pas. Tout ce qu’elle fait, elle le fait pour être bien vue et acclamée. Ce n’est pas ça la générosité.

Je repense à mon village, niché au cœur du marais, là où les iris sont les plus beaux. Eux m’ont appris ce que c’était que la véritable générosité. Quand je repense à l’exclusion et au racisme décomplexé dont ils font l’objet… J’en suis honteuse d’être de la race des Humains. Les Serpentaires, les Hommes-serpents des marais, sont un peuple fascinant et respectueux de toutes choses. Ils ne m’ont jamais traité différemment. Ils ne se sont jamais vengés de leurs mauvais traitements en me maltraitant à mon tour. J’étais comme eux, une Serpentaire, ni plus, ni moins et cela dès l’instant où mon père a choisi de s’installer dans le village. Et si mon père a choisi de me donner un prénom humain, ils ont tous accepté que je porte un surnom, comme il est de coutume chez les Serpentaires.

Je repense à mes amis, à Zuri Cœur-sauvage, toujours à l’aventure, à Kazia la Douce, admirable de gentillesse, à Ursa Vif-esprit, si intelligent… Et pourtant, je pense qu’il n’a pas survécu à l’attaque. Je ne l’ai pas vu, lorsque j’ai rejoint les survivants. J’espère tant avoir mal regardé. Je n’ai pas pu soutenir du regard tous ces visages effarés et inquiets bien longtemps. Les parents qui cherchaient leurs enfants, les enfants qui pleuraient, les trop nombreux malades qui souffraient… Tout ça par ma faute.

A cette pensée, ma gorge se noue et je dois serrer les dents pour que mes émotions ne transparaissent pas. Malgré tout, mon trouble est visible et Madame sourit d’un air satisfait, pensant être à l’origine de ce changement d’humeur. Avant de partir, elle m’assène un dernier coup :

  • Pour compenser votre erreur, je vais vous confier du travail supplémentaire. Il va sans dire qu’il ne vaut mieux pas pour vous que vous me déceviez.

Elle me décrit ensuite en quoi consiste son fameux travail supplémentaire et je comprends que son but est davantage de me torturer que de me donner l’occasion de me perfectionner. Le rythme de travail qu’elle compte me faire réaliser m’enlèvera toute possibilité de pause et même éventuellement, d’heure pour manger. Elle voudrait me forcer à démissionner qu’elle ne s’y prendrait pas autrement. Ma déesse, cette femme est un vrai démon !

Là-dessus, elle tourne les talons et effectue un tour rapide parmi les autres employés. Mais la bête étant défoulée, elle ne reproche rien à personne. Ensuite, elle quitte l’atelier. Pendant de longues minutes, son ombre plane dans l’atelier et puis, les bavardages reprennent, même s’ils sont moins animés qu’avant.

Je sens les regards sur moi mais je ne relève pas. Je me suis penchée sur la robe que je tente de rattraper. Soudain, deux mains blanches essayent de me retirer le tissu : Nicole.

  • Laisse-la-moi, Edith, je peux m’en occuper.

Elle me sourit, visiblement encore secouée par la scène qui vient de se produire. Madame ne s’est absolument pas adressée à elle mais Nicole est ainsi : elle absorbe tout.

  • Et ton travail ?
  • Je l’aurais vite achevé. Au pire, je resterai un peu après la fermeture, ce n’est pas un souci.

J’accepte de laisser la robe imparfaite à Nicole. En moins de quinze minutes, la robe est prête pour les essayages ! Cette fille est vraiment une virtuose de l’aiguille. Même Madame le dit.

Quand je m’étais présentée à l’atelier pour chercher du travail, Madame m’avait d’abord dévisagée de bas en haut et de haut en bas d’un air très dédaigneux. Elle avait fortement soupiré lorsque j’avais fait part de mon manque d’expérience en matière de couture. Ma chance avait été que la boutique de Madame avait soudainement gagné en réputation et qu’elle avait cruellement besoin de main d’œuvre. Elle m’avait embauchée et, une fois à l’atelier, avait confié ma formation expresse à Nicole « La meilleure couturière de cette ville, après moi ! » s’était exclamée Madame devant une Nicole qui avait baissé les yeux, rougissante. Elle travaillait pour elle depuis deux ans. Quelle toute petite femme derrière son plan de travail, avec ses mètres de tissus qui pendaient de partout ! Avec son teint pâle, ses long cheveux blonds et ses fines mains, elle ressemblait à une de ses poupées de porcelaine qu’on expose en vitrine des magasins, si délicate qu’on oserait à peine les toucher. Et quel prodigue de patience… Jamais elle ne s’est impatientée ou agacée face à mon manque de talent. Elle se contentait simplement de me réexpliquer et de me montrer l’exemple, encore et encore… A la moindre réussite de ma part, elle me félicitait. Pour autant, ce n’était jamais dans l’excès ou dans la démesure. Elle a toujours ajusté ses encouragements au niveau de la tache réussie. Sans mentir, si je suis assez à l’aise avec la couture aujourd’hui, c’est bien grâce à elle.

Durant mes six mois d’errance, je ne me suis jamais liée à quiconque. Tout d’abord, parce que mon avenir incertain ne me donnait pas envie de rencontrer qui que ce soit. Ensuite, soit que mon travail ne le permettait pas, soit je ne restais jamais assez longtemps, soit personne ne s’intéressait à moi. C’était bien ainsi. Puis, j’ai rencontré Nicole. C’est la première personne pour qui j’éprouve de l’attachement. J’aurais voulu y résister que je n’aurais pas su. Il faut dire qu’elle s’est montrée très délicate avec moi. Elle ne m’a jamais posé trop de questions, sur mon passé et ce qui m’avait amenée à Vitisbourg, à partir du moment où elle a vu que ces sujets me mettaient mal à l’aise. Elle ne m’a jamais reproché mes réponses évasives et a eu la gentillesse de ne pas enquêter davantage lorsque mes réponses étaient contradictoires. Elle ne m’a pas non plus harcelée pour savoir pourquoi je regardais constamment derrière moi, lorsque nous marchions en ville. Bien au contraire : elle s’est proposée d’effectuer mes courses à ma place, pour que je ne sois pas obligée de quitter l’enceinte de l’atelier.

  • Voilà Edith, me dit-elle en me rendant la robe.

Je remercie Nicole et vais déposer la robe à l’entrée de l’atelier. A mon retour, je remarque que Nicole ne s’est pas remise à son travail, ce qui me surprend. Elle s’était vue confiée, la semaine dernière, une très importante commande, du genre qui pourrait enfin la faire connaitre et lui permettre de quitter l’atelier. Elle en rêve depuis si longtemps et, après tous les efforts qu’elle a fournis, ce ne serait qu’une juste récompense. Le date de remise approche et elle a encore tant à faire ! En conséquence, elle travaille sur ce projet du matin au soir, sans jamais prendre de pauses.

  • Je peux aussi t’aider pour le reste du travail, si tu veux ! me dit-elle quand je me rassois à côté d’elle.
  • Merci, je devrais m’en sortir, ne t’inquiète pas pour moi ! Achève ta commande, c’est le plus important.

Nicole se replace face à son ouvrage mais pour autant, ne s’y remet pas. Elle se tortille un peu sur son siège avant de tourner à nouveau ses grands yeux implorant vers moi.

  • Je crois que tu devrais te reposer. Je ne sais pas si c’est le contrecoup d’hier ou la crise de Madame mais tu as l’air tout ébranlée.
  • Moi, ébranlée par cette furie ? Je croyais que tu ne connaissais mieux que cela.

Nicole pose sa main sur mon bras. En dépit de la chaleur ambiante de l’atelier, celle-ci est gelée mais ça ne me dérange pas. Elle affiche une expression réellement inquiète.

  • Ne fait pas d’humour Edith, s’il te plait. Je m’inquiète pour toi. Sincèrement.

Oh, je n’en doute pas Nicole. Avec le temps, tu commences à me connaitre. Et tu sais bien que, moi, je ne suis pas sincère. Que je te mens constamment. J’ai tellement envie de te dire que je ne m’appelle pas Edith. Je suis Amalia, surnommée « La résiliente » par mon peuple. Née humaine, j’ai été élevée dans un village de Serpentaire, par un unique père, Azob l’Ancien. C’était un grand voyageur, mon père, un serpentaire érudit et bon. Et pourtant, je l’ai trahi et cet acte a jeté le feu des enfers sur mon village ! J’ai quitté mon village et ma région, tout ce que j’ai toujours connu depuis ma naissance, il y a six mois désormais. J’ai porté bien des noms et exercés bien des métiers depuis : j’ai été Pauline la serveuse, Marie l’assistante alchimiste, Gaëlle la gardeuse d’oies, Sonia la scribe, Juliette la boulangère, Caroline la coursière, Violette la lavandière et enfin Edith la couturière ! Et tout ça à cause de quoi ? Un simple cahier énigmatique, écrit dans la langue ancienne et oubliée des Serpentaires !

Oui, je voudrais lui raconter tout cela ! Ne pas être sincère avec elle me rends malade. C’est comme une injustice à sa gentillesse. Mais je dois aussi reconnaitre que cette envie est en partie égoïste. Le poids de ce fardeau, de ce passé qui m’encombre, commence à peser lourd sur mes seules épaules. Mais je ne peux pas imposer cela à Nicole. Elle ne le supporterait pas. Ça serait trop pour elle. Alors, je me tais.

  • Ce n’est rien, juste un peu de fatigue encore, tu n’as pas à t’en faire.

Je ponctue ma phrase d’un haussement d’épaule et d’un sourire mais Nicole n’est pas dupe. La main toujours sur mon bras, elle jette un coup d’œil vers les robes qu’elle a déjà achevée et qu’elle a soigneusement pendus plus loin.

  • Si cette commande satisfait la cliente, j’aurai assez d’argent pour quitter Vitisbourg et ouvrir mon propre atelier. Tu viendras avec moi. On ira où tu veux, là où tu te sentiras en sécurité. Tu es d’accord, Edith ?

J’hésite un instant quant à mon choix de mots. Comment planifier le futur quand moi-même je ne sais pas si demain je serai toujours là ? S’ils ne vont pas me retrouver ? Si je ne devrais pas fuir à nouveau ? Et surtout, cela mettrait Nicole en danger. Ça, je ne le veux pas. Mais je ne peux pas le lui dire de cette façon.

  • Si c’est possible, alors oui Nicole, je suis d’accord. Mais, si toi tu veux que ça se produise, tu devrais t’y remettre. Moi aussi d’ailleurs…

A nouveau, Nicole a la gentillesse de ne pas m’interroger sur cette réponse peu convaincue. Bon gré, mal gré, nous nous remettons au travail.

Bientôt, sa bonne humeur naturelle la rattrape et elle semble oublier toutes ces inquiétudes. Elle me parle de choses et d’autres, des ragots qui se disent en ville, de ses voisins délurés qui chantent chaque soir dans leurs maisons, de la beauté des peintures du jeune artiste qui s’est installé près des remparts ouest récemment… Au rythme de ces bavardages, notre travail progresse, le sien plus rapidement que le mien, et la journée s’achève.

Quand la boutique ferme, Madame fait sortir sans ménagement la plupart des employés comme Nicole, ceux qui ont un domicile à rejoindre. Quant aux autres dont je fais partie, ceux qui dorment à l’étage, elle nous enferme à l’intérieur pour la nuit. Nous laisser une clef est absolument impensable pour elle, apparemment… Je me souviens que le seul à le lui avoir suggéré avait obtenu pour toute réponse qu’une crise de nerf.

Les conditions de vies sont précaires mais moins difficiles que ce que j’ai déjà connus. Nous avons un point d’eau où nous pouvons nous laver sommairement et un espace pour nous faire de quoi manger. L’eau que nous tirons pour nous laver ou pour cuisiner provient d’une cuve d’eau de pluie que Madame remplis une fois tous les deux mois en cas de saison sèche. Il en va de même pour le bois. Concernant le reste, c’est à nous de nous débrouiller. Pour moi qui ai déjà dû dormir dehors sans manger, tout cela est du luxe !

En me comptant, nous sommes huit à vivre sous le même toit. Cinq femmes et trois hommes. Au début, je craignais les vols et les agressions durant la nuit, comme j’avais déjà pu en connaitre par le passé. Je passais des nuits à ne dormir que d’un seul œil. C’était finalement une mesure inutile. Mes compagnes et mes compagnons d’infortunes sont tous solidaires et bienveillants. Il faut dire qu’il est difficile d’en être autrement car nous dépendons tous les uns des autres. Madame nous empêchant de sortir le soir, nous devons nous organiser pour faire nos courses en journées et en mettant une partie de notre salaire en commun. Et puisque le travail des absents doit quand même être réalisé, celui-ci retombe obligatoirement sur l’un de nous. Tout cela exige un certain niveau de confiance et de respect mutuel. Malgré tout, je dois reconnaitre que, même si je les apprécie, je ne partage avec aucun de mes colocataires la même relation que j’entretiens avec Nicole.

Ce soir, comme souvent, c’est bouillie et pain ! C’est le plat le plus économique et nourrissant pour nous. Un fond de bouillon de légume, avec quelques légumes entiers, additionné d’avoine pour que ça soit plus épais et un morceau de pain maigre. Je mange sans réel plaisir mais au moins, je n’ai plus l’estomac étiré.

Une fois mon repas avalé et mon bol propre, je me retire dans ma chambre. En vérité, ça n’en est pas vraiment une. Notre dortoir est une grande pièce vide, sans aucun meuble, juste sous le toit, avec une unique fenêtre sur le mur du fond. Pour avoir plus d’intimité, les précédents occupants des lieux se sont organisés pour créer un semblant de chambre individuelle. Durant ce qui a dû être des mois, ils ont soigneusement récupéré des chutes de tissus pour les coudre ensemble et former plusieurs tentures. Ensuite, ils ont tendu, en les nouant aux poutres des toits, des cordages. En suspendant leurs tentures improvisées aux cordes, ils sont parvenus à créer une dizaine de cellules isolées, avec un couloir central. Être à l’intérieur, c’est comme être dans une boite bariolée, invisible des autres mais audible de tous.

Ma chambrette est presque vide, comme celles des autres. J’y ai étendu mon unique couverture au sol, pour m’en servir de matelas de fortune. A côté, un sac à dos, inutile depuis que je ne voyage plus, qui ne contient que quelques vêtements de rechange, deux boites et une gourde. Et, tout contre, ma sacoche. Elle et son contenu sont les seules choses que j’ai emporté de ma vie d’avant, dans le marais. Mon sac est un cadeau de mon père, pour mes quinze ans. Il avait estimé que c’était l’âge qui marquait la fin de mon enfance. Je pouvais effectuer la cérémonie de passage à l’âge adulte.

Comme j’étais fière en cet instant ! Tout le village s’était rassemblé en arc de cercle autour de nous. Je me tenais au centre avec quatre Serpentaires qui avaient également atteint l’âge nécessaire. J’étais avec eux, comme leur égal. L’Ancien qui, à ce moment-là, n’était pas encore mon père, nous a rappelé l’importance de notre culture, du respect de chacun et de la nature et nous as encouragés à préserver ces savoirs et connaissances pour les générations futures. Chacun à notre tour, nous avions été appelés, par notre prénom et notre surnom. Agenouillé face au public, nous avions ensuite enduré pendant plusieurs heures, la douleur du tatouage de notre dos. Des motifs en arabesques, spécifique à chaque communauté de Serpentaire, entre le dessus des os du bassin et le bas des omoplates, en pigment blanc ou noir, selon la couleur des écailles du serpentaire tatoué. Quand je m’étais relevée, au chant des spectateurs, le dos en sang et tellement douloureuse que je ne ressentais plus rien, j’étais ivre de bonheur et de fierté. J’ai croisé le regard de mon père et, j’en suis encore persuadée aujourd’hui, il était au bord des larmes.

Le lendemain de la cérémonie, bien qu’encore douloureuse, mon père m’avait expressément envoyé en ville avec une note qu’il m’avait interdit d’ouvrir et une bourse pleine de pièce. Il m’avait demandé de les remettre chez un maroquinier. Obéissante, je m’y étais rendue. Le gérant avait souri béatement, soit à cause des pièces, soit à cause de la finesse du travail exigé, je l’ignore encore aujourd’hui. Il m’avait demandé de revenir dans deux semaines.

A mon retour, il m’avait présenté la sacoche la plus belle qui m’avait été donné d’admirer. De belle dimension et faite d’un cuir d’une immense qualité, la base était toute décorée d’arabesques évoquant les motifs typiques des Serpentaires. Le rabat possédait, quant à lui, des motifs floraux et le bord était protégé par de l’argent. La fermeture était une boucle également en argent. La lanière était ajustable. Le fond de la sacoche était doublé du cuir de la même qualité et l’intérieur, doublé de velours rouge profond, était compartimenté. Le gérant m’avait remis l’objet en me disant que mon père m’avait bien gâtée. Je m’étais jetée à son cou aussitôt rentrée.

Lorsque le malheur est arrivé, je n’avais eu que quelques secondes pour décider de ce que je devais emporter. J’avais pris ma sacoche en premier. Et puis, bien sûr, j’avais emporté la raison de mon futur exil et qui était aussi l’objet de la dernière volonté de mon père.

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