Chapitre 1 – Ce que l’on grave pour exister
Il y avait autrefois un monde où les émotions naissaient toutes seules. Où l’on aimait sans y penser. Où la tristesse surgissait sans la demander. Où la peur, la joie, la colère éclataient sans rituels ni encres.
Ce monde a disparu.
On dit qu’il s’est effondré sous le poids des passions trop violentes.
Aujourd’hui, dans le royaume d’Elwen, on ne ressent que ce qui est écrit sur la peau.
Les émotions doivent être gravées sur le corps, à l’encre d’Ysériade — une substance noire, extraite d’un arbre solitaire, quelque part dans le désert de Pâles-Vents.
Un arbre dont les racines trempent dans la mémoire du monde.
Un arbre que nul ne peut approcher sans perdre la vie.
Mais l’encre seule ne suffit pas.
Il faut la formule juste, une phrase entière, sincère, pesée.
Un battement mal écrit peut devenir une douleur.
Un mot imprécis, une obsession.
Les Scribes d’Âme sont les seuls à pouvoir manipuler cette encre sans sombrer.
Ils sont rares. Inestimables.
Respectés pour leur don.
Lorsqu’un Scribe inscrit une émotion, il la ressent en même temps que son client.
C’est le prix.
L’émotion traverse leur corps avant de se fixer sur celui de l’autre.
Et chaque mot inscrit sur la peau d’un client s’inscrit aussi sur celle du Scribe.
Les clients, eux, ne gardent rien.
L’émotion ne dure jamais plus de cinq minutes. Du moins jamais on oserait demander plus.
Le tatouage, lui, disparaît au bout du délai choisi : quelques heures, quelques jours, parfois quelques mois.
Puis plus rien.
Les Scribes, eux, gardent tout. Chaque mot inscrit sur la peau d’un client s’inscrit aussi sur celle du Scribe. Pas brièvement. Pas à moitié. À jamais.
Ce qu’ils ont tracé s’imprime pour toujours visible à l’œil nu pendant un temps pour les plus récents,puis effacé à la surface, mais jamais effacé du corps.
Les anciens mots ne peuvent être relus qu’avec la lumière d’Ysériade.
Un éclat pâle, que seuls les Scribes savent utiliser.
Caëlyn, elle, ne ressent jamais rien.
Elle est tatouée comme les autres Scribes.
Son corps est couvert d’inscriptions noires : souvenirs d’amour, de colère, de regrets, de promesses.
Mais aucun de ces mots ne lui a jamais rien fait.
Pas une vibration.
Pas une chaleur.
Pas même une gêne.
Elle est traversée.
Marquée.
Mais jamais touchée.
Son atelier est situé dans les quartiers hauts de Verness, capitale d’Elwen.
Un lieu élégant, discret, réservé à ceux qui savent ce qu’ils viennent chercher.
La porte n’a pas d’écriteau.
Seule une lanterne dans laquelle danse la lumière d’Ysériade, suspendue à l’entrée, signale qu’un Scribe travaille ici.
À l’intérieur :
un fauteuil en cuir clair,
des flacons scellés,
des tiroirs remplis de carnets.
Elle en possède plusieurs.
Dans ces carnets, Caëlyn consigne un bilan précis de chaque séance.
L’émotion tatouée, l’endroit du corps, la durée choisie par le client.
Toujours inférieure ou égale à cinq minutes.
Jamais plus.
Elle ne recopie pas la phrase : elle l’a déjà sur elle.
Elle note si l’émotion était légère, moyenne, intense.
Et si cela lui a fait… quelque chose.
Jusqu’ici, la case est toujours restée vide.
Ce jour-là, aucun client ne vient.
Ce n’est pas rare.
Il y a des jours sans désir. Sans amour. Sans regrets à inscrire.
Des jours où même la peine ne se vend plus.
Caëlyn nettoie ses instruments.
Passe un linge sur les surfaces déjà propres.
Puis s’assoit. Regarde son bras gauche.
Les dernières phrases sont encore visibles, récentes.
Pour lire les anciennes, elle devrait utiliser la lumière.
Mais elle ne l’a jamais fait.
Elle n’en a jamais ressenti le besoin.
Caëlyn ne relit pas.
Elle les porte. C’est tout.
Elle lève la tête, observe le mur.
Puis elle attend.
Elle ne sait pas quoi.
Elle ne l’a jamais su.
Mais elle attend.
Toujours.
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