Chapitre 3 - Cuisse gauche, deux jours
Le lendemain, la lumière du matin glissait entre les stores ivoire, silencieuse et feutrée.
Le parquet clair ne grinçait jamais.
L’air sentait les herbes sèches et le cuir ancien.
Dans le salon d’attente, une jeune femme patientait.
Elle n’aurait pas dû être là.
Ses vêtements trahissaient une origine modeste. Rien de sale, rien de négligé. Mais un tissu trop rêche, une usure aux manches, un sac aux coutures fatiguées.
Caëlyn ouvrit la porte. Un regard. Un hochement.
La cliente entra sans un mot.
Son nom n’était pas demandé. Ni sa provenance. À ce niveau, seuls comptaient le calme… et la somme déposée à l’avance.
Car tout se payait avant.
Toujours.
Dans la pièce blanche, la jeune femme s’assit sur le fauteuil de cuir. Elle ne regardait rien. Pas les flacons. Pas les carnets. Pas le plateau d’argent où reposait la plume spirale.
— Quelle émotion ? demanda Caëlyn.
Un silence. Puis une voix presque neutre :
— L’anxiété.
Caëlyn haussa à peine un sourcil. L’anxiété n’était pas rare.
Ce n’était pas une émotion qu’on cachait.
Beaucoup la demandaient pour se souvenir de leur fragilité.
— Intensité ?
— Moyenne. Pas forte. Pas douce non plus.
Caëlyn nota.
— Durée de ressenti ?
— Trois minutes. Pas plus.
— Et le tatouage ?
— Je le garde deux jours.
— Localisation ?
— Cuisse gauche.
Caëlyn hocha la tête.
Elle indiqua la pièce du fond, pour que la cliente s’installe.
Pendant qu'elle se changeait, Caëlyn prépara l’encre.
Elle sortit le flacon scellé, le déposa dans le creux de son poignet, y plongea la plume.
Son aiguille à elle, celle qui ne répond qu’à ses doigts.
Dans un carnet, elle nota :
Anxiété. Moyenne. Trois minutes.
Tatouage : cuisse gauche. Deux jours.
Cliente : jeune. Réservée.
Puis elle prit un feuillet propre, y écrivit la phrase choisie à l’encre claire, presque grise :
Je me dérobe au monde comme à une lame lente.
Elle le tendit à la cliente quand elle revint.
Un battement. Un silence.
La jeune femme hocha la tête, sans hésiter.
— C’est exactement ça.
Caëlyn n’ajouta rien. Elle plia le feuillet, le posa près du plateau.
Et s’agenouilla.
La plume traça les mots.
Un fil noir, net, presque vivant.
Un frisson parcourut la cliente. Léger. Pas douloureux.
Elle ferma les yeux. L’émotion s’éveillait.
Caëlyn, elle, ne sentit rien.
Mais la phrase s’inscrivit sur sa propre cuisse, exactement au même endroit.
Pas de douleur. Pas de picotement.
Juste l’empreinte d’un battement étranger.
Lorsque ce fut fini, la cliente rouvrit les yeux.
Elle regarda Caëlyn avec une sorte d’étonnement calme.
— Vous… vous n'avez rien ressenti ?
Caëlyn répondit par le silence.
Une réponse suffisante.
La jeune femme hocha la tête, puis s’habilla lentement.
En partant, elle dit simplement :
— C’était exactement ce que je voulais.
Caëlyn referma la porte.
Elle s’assit.
Regarda la marque sur sa propre cuisse.
Elle ne lirait pas les mots à voix haute. Elle ne les effleurerait pas.
Mais ce jour-là, quelque chose lui sembla… moins vide que d’habitude.
Rien qu’un flottement.
Mais c’était déjà trop pour elle.
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