Chapitre 6 Shelby
Denver, dimanche 12 Octobre 2008, 23h30.
J'ai seize ans aujourd'hui ! Je suis une jeune fille ayant déjà une poitrine généreuse. Je mesure un mètre soixante-dix pour cinquante kilos. On voit mes côtes et les os de mes clavicules. En même temps, ce ne sont pas les repas qui m'étouffent. Je suis blonde, j'ai les cheveux très fins et les yeux marrons. On me dit jolie, lorsque les amis de mes bourreaux viennent leur rendre visite, surtout ce Gégé, ce doit être un diminutif de Gérard ou Gérald, je ne sais pas et je m'en fous. C'est un gros, il a un ventre tellement énorme qu’il ne doit pas se voir pisser. Il a des cheveux mi-longs grisonnants et gras ; une barbe de cinq jours au moins et une épaisse moustache, qui doit garder les restes de ses repas. Des yeux marrons cernés de grosses poches noires ; un pif explosé, on dirait qu'il a pris une porte en pleine tronche. Il a la peau du visage parcourue de micro veines, la couperose, je suppose. J'ai appris ça à l'école. Une maladie qui touche les petits vaisseaux sanguins mais chez lui, tout est centré sur ses joues rebondies. Il me dégoûte, il doit faire un mètre soixante pour cent kilos, je me demande comment ses jambes le portent. Il parade dans un tee-shirt gris, pleins de tâches, où est inscrit « appelle-moi Dieu », mon cul ouais ! « appelle-moi Porc » oui ! Son jeans est usé et lui arrive au milieu des fesses. On peut apercevoir à l'arrière, la couleur de son slip... blanc... forme kangourou, d'après moi avec la poche sur l'avant. Beurk, il s'avance pour me faire la bise mais moi par réflexe, je recule, en lui disant que je suis enrhumée. Mon bourreau réfute cette excuse me forçant à embrasser son ami. Au moment où je tends mes lèvres pour les poser sur sa joue, il tourne la tête et elles se posent sur les siennes. Beurk... beurk... beurk... je vais vomir !
— Ça ne va pas la tête ! crié-je
Mon bourreau se lève brusquement de sa chaise et fond sur moi. Il m'agrippe par les cheveux, me plie à genoux en me hurlant dessus, me demandant de m'excuser de suite. Ce que bien évidemment, je refuse de faire. Il bouge ma tête de gauche à droite et de droite à gauche, mais je ne crie pas, j'en ai vu d'autres.
— File dans ta chambre ! Tu ne mangeras pas ce soir ! On voulait fêter tes seize ans avec Gégé, mais ce sera sans toi !
Tu parles ! Ils n’ont jamais fêté un seul de mes anniversaires, alors pourquoi aujourd'hui.
Je monte comme une bombe dans ma chambre et claque la porte. Je ne peux malheureusement pas me renfermer dedans, mes bourreaux ont depuis longtemps retiré la serrure. Par contre, ils ont mis un verrou de l'autre côté, pour m'enfermer et des barreaux aux fenêtres, après mes deux fugues avortées. Je n'étais pas préparée. La prochaine fois, je sais les erreurs que je ne dois plus commettre.
Cela doit faire deux bonnes heures que je me suis couchée maintenant, quand j'entends la poignée de ma porte grincer. Je sais que l'un de mes bourreaux vient voir ce que je fais, mais il n'a pas été trop discret en montant les escaliers, vu que certaines marches craquent. J'ouvre les yeux, je suis dans le noir mais la lumière du couloir me renvoie l'ombre de la personne qui pénètre dans ma chambre, des frissons d'horreur me parcourent. Gégé !
J'entends le verrou se fermer, signe que l'un de mes tuteurs ne veut pas que je fuie.
Seize ans aujourd'hui et onze ans d'horreur entre leurs murs mais celle-ci sera pire que les autres !
Je me suis battue avec ce que je pouvais, des livres ont volé dans la pièce, mes godasses, des stylos mais cela le faisait rire de plus belle. Il a réussi à m'attraper par les cheveux, pour me jeter sur le lit et avant que j’aie pu me relever en agitant mes jambes vers lui, pour l'empêcher de m'approcher, il est tombé sur moi, son corps de cent kilos contre celui de cinquante kilos, je n'avais aucune chance. Il m'étouffait, son haleine puait l'alcool mais aussi le vieux. Je ne peux pas décrire cette odeur, je n'ai pas les mots, juste les odeurs. Il a eu tôt fait de soulever mon tee-shirt long de nuit, d'arracher ma culotte, il a eu vite fait de sortir de son futal, cette bite tout aussi violette que sa tête, d'enfiler un préservatif mais il n'a pas pris le temps de préparer le terrain comme on dit... non... il m'a pénétrée d'un coup de reins, d'un seul, déchirant mon hymen... oui, j'étais vierge et fière de l'être, au regard de ceux de mon âge, qui se vantaient d'avoir couché depuis l'âge de treize ans. Moi, je voulais attendre, attendre d'avoir des papillons dans le ventre comme ils disent dans les livres, attendre d'avoir des étoiles pleins les yeux. Je ne voulais pas attendre le prince charmant, dans le sens « pour la vie », non, je ne crois plus à cela depuis bébé. Le grand amour avec un grand A, ça n'existe pas. Mais sentir son corps se réveiller, sentir son centre palpiter... voilà ce que j'aurais voulu.
Je crie mais aucun son ne sort, pourtant j'ai la bouche grande ouverte, peut-être pour prendre de l'air également... non... je crie en silence... je crie pour ma naissance non désirée, je crie mon enfance torturée et je crie mon adolescence violée. Les larmes coulent le long de mes tempes, trempant mon oreiller. J'ai toujours la bouche ouverte, mais toujours aucun son ne veut s'en extraire.
Lorsqu'il a fini sa petite affaire, il cogne contre la porte de ma chambre, un de mes bourreaux vient lui ouvrir. C'est mon « tonton d'accueil », il passe la tête par l'entrebâillement de la porte et me dit « bon anniversaire Shelby » et il ressort en riant à gorge déployée avec son ami Gégé. Il ne verrouille pas et je les entends descendre les escaliers, en continuant de rire, ce fameux Gérard déclarant,
— Merci mon pote, je ne regrette pas la somme que je t'ai filée, elle valait bien les mille dollars, ta p'tite vierge !
Et moi..., je me recroqueville et je continue de pleurer en silence. J'ai mal dans mes chairs, dans mon cœur, dans ma tête. Je voudrais disparaître, que ce lit m'englobe, m'étouffe et m'emmène loin de ce monde qui ne veut pas de moi. Ce monde qui m'est devenu insupportable. Pourquoi... pourquoi n'ai-je pas droit à un peu de bonheur, pourquoi n'ai-je pas droit à un peu de repos... laissez-moi mourir dans ce cas-là... rejoindre le ciel étoilé... laissez-moi devenir une de ces étoiles, au milieu de tout cet univers. Juste une petite étoile solitaire...
C'est un cauchemar qui me sort de ma semi-conscience, j'ai dû m'assoupir sans le vouloir. Il fait encore nuit noire, le silence règne dans la maison. J'allume ma lampe de chevet, me redresse sur mon lit, pose ma main entre mes jambes. Un fluide sort de mon corps, je porte mes doigts devant mes yeux et découvre qu'ils sont rouges... rouges de mon sang, le rouge de la honte... Je me lève avec difficulté, j'ai mal, mon corps entier me fait souffrir, j'ai l'impression d'être passée sous un train, fracassée, brisée, voilà ce que m'ont apporté mes seize ans.
J'ouvre doucement la porte de ma chambre, entre dans la salle de bains attenante puis je fais couler de l'eau pour retirer toute cette saleté. Je ne peux pas prendre de douche, pour mon plus grand malheur, car je risquerais de les réveiller ce que je ne veux absolument pas. Ma décision est prise, je vais m'enfuir cette nuit, plus jamais je ne serais la victime. Plus aucun homme ne me touchera sans mon consentement. Ils ont oublié de refermer ma porte et cet oubli va leur couter cher !
Je sors de la salle de bains, emportant avec moi, brosse à dents, dentifrice, brosse à cheveux, gel douche et shampooing. En revenant dans ma chambre, j'enfourne tout ça dans mon sac de sport, je prends tous les vêtements que je possède, soit, pas grand-chose. Ils n'ont jamais été généreux là-dessus, sur rien d'ailleurs. Ils achetaient juste le nécessaire pour que personne ne soupçonne une maltraitance sur mineur. Donc c'est avec quatre jeans élimés, dix tee-shirts étirés et délavés, trois sweat-shirts trop grands, un manteau, lui trop petit, cinq tee-shirts de nuit, cinq culottes et trois soutifs que je remplis mon sac.
Je lavais souvent à la main mes culottes, les jours où mes règles les avaient tachées. Je ne voulais pas que cette famille de timbrés apprenne que j'étais devenue une femme à l'âge de quinze ans. Je disposais du papier toilette dans mon slip pour ne pas demander l'achat de serviettes hygiéniques. A l'école, elles étaient fournies sur demande auprès de l'infirmière, j'inventais le fait que ma mère les avait oubliées, lors des courses. Elle a cru mes dires la première fois mais pas vraiment la deuxième je suppose, pourtant elle n'a rien dit. Elle m'a souri, m'a donné un paquet et m'a conseillé de le garder dans mon casier, ce que j'ai fait. Donc, lorsque cela m'arrivait le week-end et bien, je prenais ce que je trouvais et en l'occurrence, c'était du papier toilette. Je n'ai jamais voulu prendre dans le paquet de ma « tante » pour ne pas éveiller les soupçons. Lorsque mon paquet était fini, je retournais à l'infirmerie et elle m'en donnait un autre, sans jamais me poser une seule question, juste un regard de compassion. Elle était très gentille avec moi, j'aurais tellement aimé l'avoir comme « maman ». Que voulez-vous, la vie est mal faite.
Une fois mon sac plein, je descends les escaliers à pas de loup, j'évite la quatrième et la deuxième marche, qui grince lorsqu'on pose le pied dessus. Je me faufile dans la cuisine, lève mon bras au-dessus du frigo, pour attraper le pot en céramique où est inscrit « Farine », belle idée pour y planquer son blé. Voilà leurs petits business, ils vendent des patchs transdermiques de Fentanyl. Ce médicament est une drogue à propriété analgésique. Il est utilisé pour des douleurs chroniques permanentes, intenses, résistantes aux autres antalgiques, mais eux, vendent ce produit aux toxicomanes, qui le mâchent comme un chewing-gum pour obtenir des effets plus rapides. Ses effets vont de l'euphorie, au bien-être, à la somnolence créant ainsi une forte dépendance physique et psychologique, très bon pour les affaires. Il doit y avoir mille cinq cent dollars dans le pot, je n'ai aucun remords à leur subtiliser ce fric, avec tout ce qu'ils me font subir depuis mes cinq ans, c'est même, pas cher payé. Ils vont les pleurer leurs billets, si j'avais le temps, je chierais dans le bocal à la place pour qu'ils comprennent dans quelle merde ils sont. Le fournisseur que j'ai aperçu la dernière fois, n'avait pas l'air d'être un rigolo, crâne rasé, tatoué de la tête aux pieds, des piercings aux oreilles et aux sourcils, il devait bien faire un mètre quatre-vingt-dix. Une armoire à glace le type. Quand il souriait, on pouvait voir des bagues en or, plaquées sur ses dents de devant, il faisait vraiment peur ce con. J'espère qu'il leur mettra une balle dans la tête pour l'avoir volé, ça me débarrassera du problème à vie comme ça. Moi, il ne sait pas que j'existe, mes bourreaux préféraient me planquer lorsqu'il venait à la maison, mais je les ai espionnés quand même discrètement.
Je referme le bocal, le remets bien en place, dissimule le blé dans mon soutif. J'ouvre les placards en essayant de faire le moins de bruit possible, je prends des paquets de gâteaux que je n'avais pas le droit de toucher, des chips et deux bouteilles d'eau, puis je sors en toute discrétion de ce taudis qui fut mon malheur pendant onze ans. Adieu bande de fumiers, que le diable vous emporte et brûle votre demeure de merde !
Il est une heure du mat quand j'arrive au Palm Grill au deux cent W sur la quarante-huitième avenue, c'est un restaurant ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les routiers s'y arrêtent. C'est ma chance de trouver un transporteur qui m'aide à quitter la ville. Enfin, qu'il m'aide... à son insu. La première fois, j'ai voulu prendre le bus mais je me suis fait griller par le contrôleur, j'avais dix ans, je n’étais pas très fute-fute. La deuxième fois, j'ai fait du stop, j'avais quatorze ans, toujours pas d'argent en poche, la personne m'a ramenée au poste de police le plus proche, je ne vous dis pas la dérouillée et la privation de nourriture pendant deux jours. C'est là, qu'ils ont installé le verrou et barricadé ma fenêtre. Donc cette fois-ci, j'ai étudié le problème, il me fallait du fric et passer inaperçue. Le fric, c'est réglé ! Maintenant, à moi d'essayer de me faufiler dans une remorque de bahut.
Je me cache dans un coin sombre à l'extérieur du resto, puis j'écoute les conversations des routiers en train de fumer leur clope. Au bout d'une heure, je surprends « LA » conversation qu'il me fallait. Le mec explique à son pote qu'il doit se rendre à Las Vegas. Il doit y être mercredi quinze, soit dans deux jours. Au vu de l'heure, on est déjà lundi... purée de petits pois, il faut que je me magne avant qu'ils ne s'aperçoivent de ma disparition, car pour le coup, je ne donne pas cher de ma peau, s'ils découvrent le vol et ma fuite...
J'attends nerveusement que le routier se dirige vers son camion, pour savoir s'il va m'être possible de me cacher à l'intérieur de celui-ci. Je le vois enfin aller vers le parking pour prendre la route, sa remorque est en bâche, le top. Je me glisse discrètement à l'arrière du véhicule, vers le côté passager et mâte vers le rétro, pour suivre ses gestes et surtout son regard, pour qu'il ne me surprenne pas à grimper dedans. Je détache une sangle, le passage sera suffisant pour moi et mon bagage. En défaire une autre serait prendre un risque qu'il se pose des questions. Maintenant, que vais-je découvrir à l'intérieur... mystère et boule de gomme... J'allume ma petite torche, une fois à l'abri des regards, en faisant attention que son faisceau de me trahisse pas.
En fait, ce sont des cartons, petits et grands. Peut-être de l'électroménager, je n'en sais rien et je m'en fous royalement du moment qu'il m'emmène ailleurs. Je me hisse sur le premier carton et continue mon avancée jusqu'au bout, proche de la cabine. De là, je m'aperçois qu'il y a deux gros cartons, l'un à côté de l'autre, mais beaucoup plus bas que les autres. Rhhooo... ça c'est bien ma chance, je vais pouvoir me planquer ici, cela fera également une bonne couchette. Enfin... bonne, tout est relatif, un peu dur comme matelas mais que ne ferais-je pas pour me barrer de Denver ! Je suppose que comme ils sont placés vers le fond, ce doit être les derniers à sortir.
Je prends mes aises, pose à mes côtés ma petite torche, celle que je conservais dans ma chambre, pour lire sous ma couette sans que les vieux le sachent, puis ouvre ma bouteille d'eau. Je vais pour l'instant, me nourrir d'eau et garder les provisions lorsque la faim se fera vraiment sentir, mais là, j'ai assez d'expériences pour tenir plusieurs heures ou jours. J'installe mon sac sous ma tête puis me laisse emporter dans les bras de Morphée.
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