Chapitre 1 : l'île malade
Je bats des ailes aussi vite que possible, fixant du regard mon objectif : les hippocampes dotés de cornes magiques qui m'attendent de l'autre côté de la barrière.
"Plus vite ! Plus vite !" me pressent-ils, craignant pour ma vie.
- Plus vite, Aïna ! me lance Pomme en me tendant sa main à la peau mate.
Le vent agite sa longue chevelure verte, coiffée en deux petits chignons sur sa tête, puis descendant librement dans son dos, pendant que deux mèches partent des extrémités de sa frange pour encadrer son visage. Je saisis sa main et nous dépassons ensemble Violette au dernier moment pour plonger tête la première dans le fleuve, éclaboussant notre amie au passage.
- Hé ! proteste la fée à la queue de cheval violette en nous foudroyant de son regard bleu.
- Excuse-nous, lui disons-nous en éclatant de rire.
Nous sommes interrompues dans notre fou rire par une vague qui vient s'abattre sur nous. Nous remontons rapidement à la surface pour reprendre notre souffle.
- Excuses acceptées, maintenant que nous sommes quittes, nous dit Violette avec un sourire malicieux.
- La guerre est déclarée ! s'exclame Pomme en commençant à arroser notre amie.
Je suis sur le point de rappeler à la jeune femme aux longs cheveux verts qu'avec sa magie de l'eau, Violette a gagné d'avance, lorsque je me prends un jet en pleine figure. Le regard bleu de mon amie me défie. Je lui réponds par un sourire déterminé, puis ferme les yeux pour me concentrer.
"Monte et attire-la à toi."
Je sens une chaleur agréable partir de ma hanche pour se répandre dans tout mon corps et devine que ma marque, représentant des roses entrelacées en forme de coeur, s'active. Les fleurs et les pierres coincées entre les tiges prennent une lueur dorée, les gouttes de rosée saupoudrant les pétales brillent comme des diamants, les éclairs entourant le coeur s'illuminent d'une lueur bleutée et, à côté d'eux, les boucles représentant le vent scintillent de leur couleur blanchâtre.
Le fleuve, entendant ma volonté, envoie deux fils d'eau pour enserrer les poignets de Violette et la faire subitement descendre. Au lieu de faire disparaître ses ailes pour leur éviter de finir trempées, la fée se sert de sa magie pour invoquer une vague qui brise ses chaînes et reprend de l'altitude. Je peux voir la marque représentant un visage félin briller d'une lueur argentée sous sa robe, au niveau de sa hanche.
- Bien essayé, princesse ! me lance-t-elle.
- Arrête, tu sais que je n'aime pas quand tu m'appelles ainsi. Je suis avant tout ton amie.
Violette n'a pas le temps de répliquer : une liane vient s'enrouler autour de sa jambe et l'attirer en direction du fleuve. Surprise, la jeune femme n'a que le temps de faire disparaître ses ailes.
- Merci pour la diversion, Aïna ! me lance Pomme avec un large sourire, pendant que notre amie tombe dans l'eau.
La lueur verte de sa marque en forme de colibri étincelle sous l'eau. Quelques secondes plus tard, la tête de sa victime refait surface. Elle écarte les cheveux collés sur son visage en toussant, puis plonge son regard bleu dans celui couleur pêche de la fée à la magie sylvestre.
- Toi. . . lui lance-t-elle d'une voix menaçante, mais Pomme et moi, sachant qu'elle ne ferait pas de mal à une mouche, nous contentons de lui sourire, amusées.
Violette est sur le point de se lancer à la poursuite de notre amie lorsque je remarque, sur la rive opposée à celle d'où nous venons, deux fées approcher. Elles encadrent deux cerfs, qui portent un énorme panier à l'aide de leurs bois. Les animaux s'arrêtent face à l'eau et posent leur chargement sur l'herbe. Les deux hommes les remercient, puis attrapent le panier pour le soulever, mais ils peinent clairement sous le poids de celui-ci.
Je nage aussitôt dans leur direction et me hisse sur terre pour pouvoir faire réapparaître mes ailes, puis attrape à mon tour le panier pour les aider à le porter. En me reconnaissant, l'un des deux hommes proteste poliment :
- Votre Altesse ! Il n'est pas nécessaire de vous fatiguer. . .
- Je suis ravie de vous rendre ce service, alors je vous prie de me laisser faire.
- Que Gaïa vous garde, notre bien-aimée princesse, déclare l'autre.
Au même moment, mes deux amies nous rejoignent. Pomme nous vient aussitôt en aide, tandis que Violette marmonne d'abord entre ses dents :
- Il faut toujours que tu interromps le jeu au meilleur moment pour aller aider les autres. . .
Je ne réponds rien, sachant pertinemment qu'au fond d'elle, elle aime tout autant que moi aider autrui. Elle ne peut juste jamais le faire sans une bonne plainte.
C'est donc finalement à cinq que nous battons des ailes pour transporter le panier de l'autre côté du fleuve.
- Qu'il est lourd ! s'exclame Violette. Pourquoi ne pas le poser sur l'eau ? Je pourrais le faire passer plus facilement de l'autre côté avec ma magie.
- Impossible ! répond l'un des deux hommes. Le panier n'est pas étanche, son contenu s'abîmerait.
- Et il est hors de question d'abîmer de la nourriture ! déclare Pomme.
- Comment sais-tu que c'est de la nourriture ? lui demandé-je.
- Je sens d'ici l'odeur ! répond-elle en se léchant les babines.
Nous éclatons de rire, desserrant notre emprise sur le panier, qui glisse de nos mains.
- Oh ! Non ! s'exclament Pomme et les deux hommes, catastrophés.
Nous regardons tous avec des yeux horrifiés la nourriture chuter en direction de l'eau, lorsqu'au dernier moment, deux aigles apparaissent pour le saisir entre leurs serres et le poser sur la rive opposée, sauvant son contenu.
En observant plus attentivement les deux rapaces, je constate qu'ils sont d'une couleur blanchâtre aux reflets bleutés. Ce sont des esprits !
- On dirait que je suis arrivée au bon moment, déclare une femme de grande taille aux larges ailes de libellule.
Sa silhouette svelte et musclée, ainsi que sa longue chevelure rousse coiffée sur sa tête, lui donnent l'allure d'une guerrière, tandis que sa démarche élégante et son regard fier et autoritaire témoignent de sa majesté. La lionne violette brillant toujours sur sa hanche représente ces deux aspects à la fois. Nous nous empressons de lui faire nos révérences. Elle nous autorise à nous redresser d'un signe de tête.
- Merci, Votre Majesté, d'avoir sauvé cette récolte. Elle représente une part importante de nos provisions pour cet hiver, lui explique l'un des deux hommes.
- Je suis ravie d'être arrivée à temps, mais je n'aurais pas eu à intervenir, si seulement notre princesse avait hérité du pouvoir des reines de notre peuple.
Ces mots me font l'effet d'une épine en plein coeur, mais je ne proteste pas. Elle a raison. J'aurais pu sauver la situation par moi-même si j'avais hérité de l'Instinct Primal, comme toutes les femmes de la famille royale avant moi, mais ce n'est pas le cas. Si ma mère n'était pas arrivée à temps, une part importante de nos provisions aurait été perdue. Nous aurions souffert d'une disette pendant l'hiver à venir et c'aurait été par ma faute. J'aurais mis mon peuple en danger.
Je sens mon cœur se serrer et mon corps trembler. Les larmes montent et pour les cacher, je décide de tourner les talons et de m'éloigner en déclarant :
- Je vais aider notre roi à soigner les malades et les blessés.
- Aïna ! m'appelle ma mère. Aïna, reviens ici, ce n'est pas ton rôle ! Aïna !
Je m'envole aussi vite que me le permettent mes ailes, sans me retourner.
Quelques minutes plus tard, je me pose sur l'une des branches de l'arbre géant servant d'hôpital. Je distingue aussitôt une fée à la longue chevelure blonde, dotée de deux tresses rattachées à l'arrière de sa tête, et aux grands yeux verts. Je m'élance dans sa direction en l'appelant :
- Père !
- Bonjour, Aïna, me salue-t-il de sa douce voix en caressant mes longs cheveux blond vénitien.
Je dévore de mon regard rose ses traits fins et son sourire chaleureux, si différents de l'expression stricte et autoritaire de sa femme, puis l'informe :
- Je suis venue t'aider à soigner nos malades et nos blessés.
- Je reconnais bien là ta gentillesse, dit-il avec fierté. Il est vrai que tes dons de guérison exceptionnels nous sont d'une grande utilité, mais nous n'en avons pas besoin aujourd'hui. Nous ne déplorons aucun patient.
- Tant mieux. Dans ce cas, laisse-moi t'accompagner dans ton inspection de l'île.
Il accepte d'un hochement de tête.
Pendant que nous marchons entre les arbres, mon père s'enquiert :
- Qu'est-ce qui ne va pas ? Je te sens chagrinée. La rougeur et le gonflement de tes yeux le confirme.
- Oh. . . Je vais bien. C'est juste que. . . Je me demande parfois si je suis vraiment apte à gouverner Gaïa.
- Pourquoi ce doute ?
- Je n'ai pas hérité de l'Instinct Primal. Mère me le rappelle chaque jour. Elle craint que, comme j'ai hérité de tes pouvoirs de guérison, je n'ai pas les aptitudes nécessaires pour être une bonne souveraine.
- Oui. Je suis au courant de cela. Elle te reproche ta masculinité, mais même si nos pouvoirs sont similaires en plusieurs points, ils ne sont pas les mêmes. Ta magie Coeur d'or est bien plus puissante qu'Éclosion et comprend des aptitudes dont je ne dispose pas. Il est cependant vrai que, contrairement à nos précédentes monarques, tu es dénuée d'esprit guerrier et d'intransigeance. Cela dit, tu es dotée d'une bonté de coeur que personne ne peut égaler. Tu es juste, généreuse et responsable et ce sont des qualités indispensables à une future bonne reine. Maïwen voit ta douceur comme une faiblesse. Elle craint qu'elle ne te conduise à ta perte et à celle de toute notre civilisation avec, mais je peux t'assurer qu'elle est ta force. C'est elle qui t'a valu ton surnom d'Aïna la Bien-Aimée et une reine aimée par son peuple ne peut être qu'une bonne reine.
Touchée par ses paroles, je me jette dans ses bras en m'exclamant :
- Oh ! Merci ! Merci de croire en moi ! Si seulement mère pouvait en faire de même. . .
- Il te faut lui prouver qu'elle n'a pas à douter de toi et que notre peuple est entre de bonnes mains dans les tiennes, dit-il en me rendant mon étreinte.
Je reste blottie contre lui, savourant la chaleur agréable de son corps et la douceur de ses mains. Il sait toujours trouver les mots justes pour me remonter le moral. Que ferais-je sans lui ? Je prie Gaïa de me le préserver pour l'éternité.
Alors que je viens tout juste de m'apaiser, je sens les mains de mon père se crisper. Il m'écarte doucement de lui pour s'approcher d'un buisson noirici aux fleurs fanées.
- Ce n'est pas normal, murmure-t-il. L'heure de leur fanaison n'est même pas encore arrivée.
- Pourquoi sont-elles dans cet état, alors ? m'inquiété-je.
- Je l'ignore. . .
Je place ma main sur l'une des fleurs et sens à nouveau une chaleur agréable partir de ma marque, qui s'illumine, pour se répandre dans tout mon corps. Aussitôt, le visage de Gaïa m'apparaît. La tortue géante respire avec peine et gémit de douleur, la langue pendante. Son regard terne exprime douleur et fatigue. Horrifiée par cette vision, je brise vivement le contact pour en être libérée, mais l'image de la souffrance de Gaïa continue à harceler mon esprit. Je prends une grande inspiration et titube sous l'effet du choc.
- Que t'arrive-t-il, Aïna ? Qu'as-tu vu ? me demande mon père en posant ses mains sur mes bras pour me soutenir.
Il me faut quelques secondes pour lui répondre, le temps de calmer ma respiration agitée et les battements de mon cœur :
- Nous pensions n'avoir aucun malade, aujourd'hui, lâché-je d'une voix blanche, mais nous nous trompions. Gaïa, notre île sacrée, est gravement souffrante. . .
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