Chapitre 3 : le désespoir de trois âmes - partie deux
- Parce que selon Scáthach la Sorcière de Jade, la mère de Raziel serait en réalité une fée royale, lui répond Sorticia.
Je lance un regard surpris à la jeune femme, pendant que son interlocuteur hausse les sourcils. Je la trouve bien plus renseignée sur les fées qu'elle ne le prétendait. L'identité de la génitrice du fils aîné de Satan est censée être un secret bien gardé. Hormis mon peuple et certains démons, dont Satan, bien entendu, personne ne devrait être au courant, mais les sorcières sont réputées pour être plutôt proches des démons. Cette Sorcière de Jade était peut-être une personne proche du roi démon. . .
- Supposons que ce soit le cas. . . admet le vampire aux cheveux blancs. Pour autant quel est le rapport avec. . .
Pour ma part, je commence à saisir : ils veulent se servir de ma magie pour se rendre aussi invincibles que le Phénix, mais je ne le permettrai pas. Ils ne méritent pas une telle puissance. Pas des êtres aussi insensibles et cruels. Ou plutôt, le monde ne mérite pas qu'ils deviennent aussi forts. Mon peuple le premier.
- Tu ne comprends toujours pas ? s’étonne Sorticia avec ravissement, comme si sa lenteur la réjouissait. Si une fée royale a bel et bien conféré son invincibilité à Raziel, elle devait forcément posséder des pouvoirs extraordinaires, à la limite du divin. Et nous avons justement une fée royale ici présente qui détient également une magie de guérison très très puissante. . . dont le potentiel est quasiment sans limite. Alors si la légende sur l’invincibilité de Raziel est bien vraie, et si. . .
- Cela fait beaucoup de « si », remarque Forlwey. Je préfère les certitudes. Et je ne comprends toujours pas où tu veux en venir.
- Sorticia pense que la magie de la fée serait suffisamment puissante pour nous guérir, explique Némésis, tandis que la sorcière s’apprête à lancer à son interlocuteur une répartie cinglante.
- Nous guérir, Votre Altesse ?
- De notre faiblesse au soleil, plus précisément. Imagine, Forlwey. Imagine ce que nous ferions si jamais nous n’avions plus à craindre la lumière du jour, et avec quelle facilité nous pourrions envahir la Surface. . . Il nous suffirait d’étancher notre soif de sang dans une ville humaine, d’infecter quelques survivants avec nos morsures, puis de les laisser s’enfuir rejoindre leurs semblables. Nous n’aurions plus qu’à attendre qu’ils se transforment et mordent à leur tour. En quelque mois, non. . . quelques semaines à peine, c’est l’humanité tout entière qui s’écroulerait : les humains seraient tous morts ou transformés en vampires, prêts à rejoindre nos rangs. Les anges, les exorcistes et les démons ne pourraient strictement rien faire pour empêcher le vampirisme de s’étendre à la Terre entière. Ils se retrancheraient dans leurs royaumes en attendant que nous venions les attaquer à leur tour. . . et un par un, toutes les nations, humaines, immortelles et magiques, tomberaient sous ma domination. Rien ne pourrait nous arrêter !
Mon cœur bat à tout rompre et je ne peux m'empêcher de frissonner en tentant d'imaginer le scénario décrit par la reine des vampires. Ce serait. . . Un cauchemar ! Un cauchemar qui semble leur être un rêve au vu de leurs regards brillants d'espoir.
- C'est un futur magnifique, Votre Majesté, se permet même de dire le comte avec un sourire amusé. Cependant, il me paraît difficile d’y croire. L’idée qu’une fée puisse guérir la race vampire de la menace du soleil est. . .
- Je sais, le coupe Némésis avec impatience, mais c'est une possibilité sérieuse. . . et je suis prête à saisir cette opportunité. Il y a mille ans, l’Usurpateur et les Seigneurs Primordiaux m’ont chassée de la Surface, m’obligeant à abandonner toutes mes possessions. . . Il est plus que temps que je prenne ma revanche.
Forlwey incline docilement la tête, puis reprend :
- Dans ce cas, il nous suffit de « convaincre » la fée d’utiliser ses pouvoirs pour vérifier si elle est effectivement capable d’accomplir des miracles, déclare-t-il en tournant vers un moi un regard carnassier, qui me fait frissonner d'effroi. Je suis sûr que quelques coups de fouet devraient la rendre bien plus serviable. . .
Une longue chevelure rousse s'agitant au gré du vent, un regard bleu déterminé, une posture droite et majestueuse. C'est l'image de Maïwen, souveraine de Gaïa, qui s'impose à mon esprit. Quelle qu'ait été la situation, elle n'a jamais tremblé ou cédé à la panique, même en apprenant que son île et son peuple risquaient de disparaitre. Elle n'a jamais baissé les bras. Elle s'est toujours battue pour protéger les siens, parce que c'est son rôle en tant que reine. Je me dois de suivre son exemple. Je dois me battre avec courage pour elle et tous les autres, comme elle l'a toujours fait pour nous.Cette subite pensée fait naître une étincelle de défi dans mon regard. Je me débarrasse de mon bâillon, qui commence à lâcher depuis un moment déjà, d'un coup sec pour lancer au comte vampire d'une voix cristalline tremblant de haine et de peur mélangées :
- Vos coups de fouet peuvent atteindre mon corps, l'affaiblir et le briser, mais ils ne pourront jamais atteindre ma volonté, qui est de protéger les miens, et encore moins la briser ! Je resterai toujours dévouée à mon peuple !
- Tiens donc, elle sait parler ! s'exclame-t-il avec amusement, nullement impressionné par mon discours et la passion avec laquelle je l'ai déclamé.
- Ma magie est faite pour protéger la nature et les innocents, pas pour aider d'infâmes vampires à les asservir ! Que Gaïa vous maudisse pour tout le mal dont vous êtes volontairement responsables !
- Et elle a des griffes, en plus !
La main de mon ravisseur m'empêche d'en dire plus. J'ai beau me débattre violemment pour libérer ma bouche, le vicomte de Clairecorail ne frémit même pas. . .
- Je vous demande pardon, Votre Majesté, s'excuse-t-il. Je ne voulais pas l'étouffer, alors je crains de ne pas avoir suffisamment serré le bâillon.
La reine balaie ses excuses d'un geste de la main :
- Aucune importance. Pour répondre à ta question, Forlwey, sache que je ne permettrai pas que le moindre mal soit fait à cette fée. D’après les recherches de Sorticia, ses congénères tirent leur puissance magique de leurs sentiments. Plus ces derniers sont puissants, plus leur magie l’est également.
- Et si nous la torturons ou la soumettons à des sortilèges de contrôle, nous risquons d’infliger des dommages irréversibles à son esprit qui pourraient affecter ses capacités magiques, précise Sorticia en pinçant avec amusement ma joue, s'attirant ainsi mon regard furieux. Nous ne voudrions pas que cela arrive. . . N'est-ce pas, ma petite fée ?
Je serre les dents pour me retenir de la mordre. Je n'ai jamais connu un tel sentiment de rage et d'impuissance. C'est certainement parce que je n'ai jamais été traitée avec aussi peu de considération. Aucune, à vrai dire. Je me sens si seule et démunie au milieu de tous ces gens qui ne cherchent qu'à se servir de moi et m'humilier. . . Je retiens avec peine mes larmes.
- Donc si nous voulons qu’elle serve pleinement son rôle, sa magie doit rester intacte, et elle doit la mettre volontairement à mon service. . . poursuit la reine sans se soucier de mes sentiments. Comprends-tu, Forlwey ? La contrainte et la torture sont inutiles.
- Mais dans ce cas, Votre Majesté. . . comment voulez-vous la forcer à vous servir ? lui demande-t-il avec incompréhension.
- D’une façon qui n’impliquera pas de lui briser l’esprit ou le corps. Nous allons l’amener progressivement à devenir l’une des nôtres, dit-elle en dévoilant l'une de ses canines effilées dans un sourire.
- Vous désirez la changer en vampire ? avance-t-il d'une voix incertaine.
Je me fige, sous le choc. Moi ? Changée en vampire ? Contrainte de boire le sang d'innocents pour survivre ? Est-ce que mes souvenirs et ma personnalité en seraient affectés ? Resterais-je seulement moi-même ? Non. . . Je ne peux pas prendre ce risque. Ça mettrait les miens et le monde entier en danger. Je ne peux pas les laisser me changer en vampire !Je suis sur le point de me débattre à nouveau pour tenter désespérément d'échapper à ce terrible sort, lorsque Sorticia vient me rassurer :
- Évidemment que non, rétorque-t-elle en levant ses yeux dorés au ciel. Nous ne savons pas comment les fées réagissent au vampirisme. Elle pourrait en mourir ou voir ses pouvoirs être affectés à un tel point que notre projet en serait menacé.
Je lâche un soupir de soulagement.
- Mais tu n'as pas tout à fait tort, admet la reine. Nous allons effectivement la changer en vampire, du moins en quelque sorte.
Je déglutis à nouveau. Que veulent-ils faire de moi, enfin ? !
- Nous allons l’intégrer dans notre société et en faire l’une des nôtres par un mariage avec un noble. J’espère qu’ainsi entourée, elle finira par comprendre où doit aller son allégeance, et qu’elle me servira avec la même dévotion dont vous trois faites preuve. Mais si ce n’est pas le cas. . . je compte sur son union avec son futur mari pour produire des enfants ayant hérité de ses puissantes capacités de guérison. Ces héritiers seront élevés auprès de moi, et une fois adultes en pleine possession de leurs pouvoirs, ils accompliront ce que leur mère aura refusé de faire. Je serais bien sûr la première vampire à être guérie. . . Et ensuite tout notre peuple me suivra. Après cela, le monde sera à nous, déclare-t-elle avec un sourire dominateur.
Bien que soulagée de ne pas être changée en vampire contre mon gré, je ne suis pas rassurée par le sort qu'on me réserve. Un homme que je n'aime pas le moins du monde me forcera à enfanter et ces pauvres petits seront élevés dans la violence, manipulés depuis leur plus jeune âge pour devenir de cruelles créatures assoiffées de sang et prêtes à tout pour servir les sombres desseins de la reine des vampires, mais le pire reste pour moi. . . le fait que je ne rentrerai jamais à la maison.À ce moment-là, je ne rêve que d'une seule chose : me jeter dans les bras de mon père pour éclater en sanglots. Il caresserait ma longue chevelure ondulée en me murmurant de douces paroles encourageantes pour me réconforter. Hélas, je ne peux pas et ne le pourrais peut-être plus jamais. . .La reine des vampires me toise avec satisfaction, d'un air hautain. L'effroi, la tristesse et le désespoir qui m'emplissent se changent alors en une haine et une rage indescriptibles, qui me donnent la force de me dégager de l'étreinte de Rodrygal, qui s'était relâchée, pour lancer avec un air de défi :
- Jamais je n'épouserai un homme que je n'aime pas et encore moins un monstre dénué de cœur ! D'ailleurs, plutôt mourir que de vous donner l'opportunité d'anéantir ma civilisation et celles d'autres peuples ! Je ne vous laisserai pas accrocher la tête de plus d'innocents en trophées dans vos salons ! Je comprends mieux, maintenant, pourquoi le soleil vous a privés de sa chaleur. . . Vous n'en êtes pas dignes, tout comme vous n'êtes pas dignes de vos titres de noblesse ! Vos coeurs n'en contiennent pas une once, sans quoi je ne serais pas menotée devant vous ! Vos esclaves si injustement méprisés ont plus de noblesse que vous tous ici présents !
J'ai à peine le temps de reprendre mon souffle qu'une main vient entourer mon cou pour me soulever en l'air. La reine resserre son emprise sur moi en me lançant un regard meurtrier. L'air commence rapidement à me manquer. . .
- Tu sembles te méprendre, petite fée, siffle-t-elle d'une voix dans laquelle perce un océan de rage contenue. Dès l’instant où tu as pénétré sur mon territoire, tu es devenue ma propriété. Je dispose de ton sort comme je l’entends. La seule chose qui t’empêche de me servir de jouet, c’est ton utilité relative. Mais s’il s’avérait que tu n’ais même pas la moitié de la valeur que je t’estime valoir. . . tu me paieras cela de ton sang. Je te ferais regretter d’être née, et ensuite je trouverai ta terre natale pour faire payer toutes tes congénères du prix de ton arrogance.
- Jamais. . . je ne vous. . . servirai. . . murmuré-je avec peine.
- Oh, mais tu n’auras pas le choix, petite fée. . . Que ce soit avec ta magie ou avec ton sang en engendrant des héritiers, au bout du compte tu accompliras ma volonté. . . Je m’assurerai personnellement que tu ne meurs pas avant.
J'entends quelqu'un se jeter à genoux et la voix grave et tremblante du vicomte de Clairecorail supplier :
- Votre Majesté, je vous prie de pardonner son offense ! Elle est jeune et ne connaît pas encore sa place. . . La faute m'incombe, j'aurais dû lui faire comprendre. . .
Pourquoi prend-il ma défense depuis tout à l'heure ? Qu'est-ce qui lui prend ? Ces questions se mêlent aux battements affolés de mon cœur résonnant dans ma tête.
- En effet, le coupe Némésis d'un ton glacial, sans me lâcher du regard.
Ma vision commence à se brouiller. J'ai mal. . . terriblement mal aux poumons.
- Je vous en prie, punissez-moi à sa place ! Je vous jure qu'une fois que nous serons mariés, je lui apprendrais à se tenir convenabl. . .
- Mariés ? Toi et la fée ?
- Vous avez dit qu'il fallait que la fée épouse un noble, balbutie le vicomte face à l'amusement de sa souveraine. Et comme nous avions parlé tout à l'heure, je. . . j'ai pensé que. . . que vous étiez d'accord pour. . .
La reine éclate de rire, desserrant au passage son emprise sur moi. Je tombe au sol en toussant et respirant violemment.
- Voyons, mon pauvre Rodrygal. . . reprend la reine en contemplant son serviteur avec un mélange de pitié et d’amusement. Je reconnais que tu as fait preuve d’une diligence remarquable en capturant la fée, mais regarde-toi : cela fait à peine quelques heures que tu l’as rencontrée, et elle fait déjà ce qu’elle veut de toi. Il est évident que tu es complètement sous son charme.
Je sens le rouge me monter aux joues. Est-ce vraiment. . . C'est pour cette raison qu'il me défend depuis tout à l'heure ? J'ai toujours cru au coup de foudre. Je rêve même de le connaître un jour, mais. . . Celui-ci me semble si irréaliste. . .
- Votre Majesté, proteste faiblement Rodrygal, sans chercher à la démentir. Vous connaissez l’étendue de ma loyauté. . .
- Je sais. Mais je sais aussi que tu seras incapable de faire preuve de fermeté avec cette fée. Elle n’aura aucun mal à te filer entre les doigts. . . et cela mettrait en péril tous mes projets, explique-t-elle en se détournant de lui, ignorant totalement le désespoir naissant dans son regard écarlate.
Je finis à peine de reprendre mon souffle qu'elle saisit mon visage et me force à me redresser pour m'envisager d'un regard avide.
- Il lui faut un mari qui sache dompter cette lueur de rébellion dans son regard. . . continue-t-elle. Un homme expérimenté qui ne se laisserait pas subjuguer par cette mignonne petite fée. J’ai besoin de quelqu’un qui lui fera connaître sa place, qui en fera l’une des nôtres et qui surtout engendrera des enfants puissants et dévoués à ma cause… Et je sais justement qui sera parfait pour ce rôle : mon plus loyal serviteur, dont la dévotion pour sa reine ne saurait être remise en question !
Sur ces mots, elle tourne mon visage vers Forlwey, qui nous observe avec une expression de choc violent, puis colle sa tête contre la mienne. C'est alors que je comprends. Aussitôt, mon estomac se tord et ma gorge se noue. Je devine que j'arbore la même expression que le comte. Némésis vient de me forcer à regarder l'homme qu'elle souhaite m'imposer : un terrifiant vampire assoiffé de sang et prenant plaisir à la souffrance d'autrui. Que ce soit de nos apparences à nos personnalités, goûts, rêves et aspirations, mon futur mari est tout mon opposé.
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