Chapitre 5 : le Comte Sanglant - partie deux

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Pendant les secondes suivantes, le seul son qui se fait entendre est celui de sa cuillère percutant le sol. Je me sens soudainement oppressée par la lourdeur de l’atmosphère. Nous nous transformons tous en statues, attendant la tempête qui semble se préparer, sauf le comte, qui ramasse lentement son couvert, puis nie d’une voix hachée :

  • Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

J’inspire profondément, puis expire lentement afin de lui dire d’une voix parfaitement calme :

  • Vous pensez vraiment que je n’avais rien remarqué ? Vos regards, votre façon de vous tenir devant elle. . .
  • Plus un mot.

Il n’a pas haussé le moins du monde le ton, mais je comprends à ce moment-là que si jamais j’ai l’audace d’insister, je n’aurais même pas le temps de le regretter et cette simple réalisation suffit à faire naître en moi un mouvement de recul instinctif. Je reste donc silencieuse. Je savais que je toucherai une corde sensible en parlant de ses sentiments pour la reine, car il est clairement frustré qu’ils ne soient pas réciproques. C’est sans doute la raison pour laquelle il a tant de ressentiment pour Jorenn. . . Lui en parler n’était donc pas bien aimable de ma part, mais il faut avouer qu’il l’a cherché. Je n’aurais pas besoin de me défendre de la sorte s’il n’avait pas lui-même des paroles blessantes à mon égard. Inspirant profondément, Forlwey fait signe à l’un de ses esclaves de lui resservir du vin.

  • Je crois qu’il est plus que temps que nous mettions les choses au clair, déclare-t-il. Vous ne semblez pas comprendre la situation dans laquelle vous vous trouvez.
  • Mais je comprends parfaitement, au contraire, répliqué-je. J’ai été kidnappée, et à présent je suis retenue ici contre ma volonté parce que votre reine veut me forcer à accomplir sa volonté.
  • Sa Majesté est aussi votre souveraine, désormais. En m’épousant, vous. . .
  • Je vous ai dit tout le bien que je pensais de ce mariage ; c’est-à-dire absolument rien, le coupé-je.
  • . . . En m’épousant, reprend-il, vous êtes devenue la comtesse d’Abyssombre, et donc la vassale de Sa Majesté la reine Némésis. Vous lui devez donc obéissance. . .
  • Je n’ai pas consenti à cette union, rétorqué-je en m’efforçant de garder mon calme. Elle est de ce fait nulle et non avenue, donc je n’ai aucun devoir d’obéissance envers votre reine. La seule souveraine dont je reconnais l’autorité, c’est ma mère, la protectrice de Gaïa.
  • Épargnez-moi vos inepties ! grommelle-t-il d’un ton exaspéré. Vous devriez avoir saisi désormais que votre consentement est le cadet des soucis de Sa Majesté. Le moment est venu de comprendre votre position : vous allez servir la volonté de la reine, que vous le vouliez ou non. Et la première étape pour cela est d’assumer votre rôle d’épouse correctement. A ce titre, je vous ai fait préparer une liste d’obligations à laquelle la comtesse d’Abyssombre (vous), devra se conformer.

Sur ces mots, il fait signe à Laïus, qui tire de sa poche une liste dorée qu’il me tend avec déférence. Je la saisis d’un air pincé et lis rapidement son contenu. Pendant ce temps, mon “époux” poursuit ses explications :

  • C’est généralement Laïus en sa qualité d’intendant ou l’un de mes serviteurs à Abyssombre qui s’occupent de la majeure partie de ces tâches. Toutefois, cette responsabilité vous incombe désormais. La tenue de ma maison, la supervision des esclaves et la réception des invités que je ne pourrais pas assumer seront par exemple quelques-unes de vos nouvelles. . .

SCRRRRATCH ! C’est le son que produit la liste lorsque je la déchire en deux, puis en quatre, tout en soutenant le regard choqué du comte. Je froisse ensuite les morceaux restants avant de les laisser tomber sur la table d’un geste théâtral en déclarant :

  • Vous n’avez qu’à trouver quelqu’un d’autre pour jouer votre “épouse dévouée”. En ce qui me concerne, je refuse de me prêter à cette mascarade.

Je sens les regards surpris des esclaves, qui cessent tous de fixer le sol pour me dévisager, bouches-bées, tandis que je lance un dernier regard méprisant au Comte Sanglant, puis quitte ma chaise pour me diriger à grands pas vers les portes.

  • Restez ici, m’ordonne ce dernier.

Je l’ignore, ne pensant plus qu’à aller m’enfermer dans la chambre à coucher pour réfléchir à la meilleure façon de quitter rapidement ce terrible endroit. C’est alors que je sens des épines s’enfoncer dans ma peau. Je me retourne brusquement, en poussant un cri d’effroi et de douleur mêlés, pour découvrir une ronce noire enroulée autour de mon poignet gauche. Celle-ci est directement reliée à la paume du vampire. Comment un monstre pareil peut-il avoir un pouvoir magique lié à la nature ? ! Je tente de me dégager, mais la plante est plus solide que du métal. Je tire de plus en plus fort, ma panique augmentant à chaque pas que fait le comte dans ma direction, mais comprenant que la ronce ne cédera pas, je décide de m’attaquer à celui qui lui a donné vie. Je tends ma paume vers mon agresseur, mais à peine ai-je le temps de sentir ma hanche se réchauffer qu’il me tire brusquement vers lui avec un rire moqueur. J’atterris dans ses bras et il saisit aussitôt mon poignet. J’ai beau me débattre de toutes mes forces, il ne vacille même pas, se contentant de ricaner :

  • Vous pensiez sérieusement pouvoir me repousser avec votre magie ? Vous êtes une guérisseuse ; vous espériez me mettre à terre en soignant mon amour-propre ?

J’aurais pu lui rétorquer qu’il avait en effet besoin de soins intensifs sur cet aspect et bien d’autres encore, mais submergée par la peur, je ne peux que hurler :

  • Lâchez-moi, espèce de monstre !
  • Sûrement pas !

Je suis soudainement soulevée et plaquée sur la table. Pendant que le comte écarte d’un coup de pied la chaise, je tente de me relever, mais il m’attrape à la gorge pour m’empêcher de me dégager. Je pousse un gémissement de douleur étranglé, puis enchaîne les coups, le frappant de toutes mes forces avec ma main droite dans l’espoir de lui faire lâcher prise.Pour toute réaction, Forlwey m’étrangle de plus en plus fort. Manquant d’air, mes coups faiblissent graduellement, jusqu’à cesser totalement au bout de quelques secondes. J’ai la tête qui tourne. Mes poumons me font horriblement mal et ma vision se brouille. Mes oreilles, en revanche, n’entendent que trop bien les paroles de mon bourreau :

  • Maintenant, vous allez devoir comprendre quelque chose.

Il desserre son emprise, à mon plus grand soulagement, pour me montrer la marque d’alliance qui brille sur son doigt :

  • Vous voyez ça ? C’est la preuve de votre servitude. On vous a peut-être enlevé vos entraves enchantées, mais vous n’êtes pas libre pour autant. La sorcière de la reine a ensorcelé nos alliances : la vôtre vous empêche de quitter les frontières du Royaume Submergé, et la mienne me permet de savoir en tout temps où vous êtes exactement. Je vous avertis d’avance qu’il est inutile de vous couper le doigt ou de vous arracher la peau pour vous en défaire : le sortilège est lié à votre âme. Seule une sorcière pourrait vous en débarrasser, et il n’en existe qu’une ici. . . Je vous laisse deviner de laquelle je parle.

Mon regard, empli de défi, se teinte d’horreur lorsque je réalise le sens de ses mots.

  • Vous saisissez enfin ? continue-t-il. Vous êtes toujours une prisonnière. . . ma prisonnière, car c’est à moi que la reine vous a confiée. Mais devant le monde entier, à présent, vous êtes aussi ma femme. . . et je ne tolérerai pas que mon épouse me tourne en ridicule ! Vous allez apprendre à vous tenir convenablement et vous accomplirez la volonté de Sa Majesté, sinon. . .

Ne supportant plus de l’entendre, de le voir, de le sentir si proche de moi, je réunis toutes mes forces et tout le dégoût qu’il m’inspire pour lui cracher à la figure. La consternation se peint sur son visage, tandis qu’il essuie le filet de salive sur sa joue d’un geste distrait, presque irréel. . . L’exclamation estomaquée de Laïus semble le ramener à la réalité. Un grondement de bête sauvage monte du fond de ses entrailles. Pour dire vrai, je n’avais encore jamais entendu un son aussi terrible sortir de la bouche de n’importe quel animal. La table se fissure violemment sous la pression de ses doigts, tandis qu’il arrache d’un revers de l’autre main mon corset et le morceau de robe qu’il recouvrait, dévoilant mon ventre blanc. Je ramasse le tissu déchiré pour recouvrir ma peau, tout en lâchant un hurlement terrifié :

  • Je vous interdis de me toucher, espèce de monstre répugnant ! Vous n’avez pas le droit !
  • Vous oubliez votre place, siffle-t-il de façon menaçante en se penchant au-dessus de moi. J’ai TOUS les droits sur vous ! J’en ai même le devoir devant Sa Majesté ! Oh, inutile de chercher de l’aide ! ajoute-t-il en remarquant les regards suppliants que je lance aux serviteurs, qui prennent tous soin de baisser les yeux pour ne pas les croiser. Croyez-vous que l’un de mes esclaves viendrait à votre secours ? Ils n’ont pas plus de personnalité que des meubles. . . Je pourrais prendre votre vertu de force ici-même devant leurs yeux, puis tendre mon verre pour qu’ils me servent du vin !

Nos visages ne sont plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Je peux sentir son souffle chaud se mêler au mien et, bien qu’écoeurée par cette proximité, je n'ose plus bouger, terrifiée à l’idée que cela le décide à mettre ses menaces à exécution. Je n’entends plus que ma respiration agitée et les battements affolés de mon coeur, tandis que mon regard ne quitte pas celui du vampire, guettant le moindre de ses gestes, jusqu’à ce que ce soit lui qui le détourne pour fixer autre chose. . . En suivant son regard, je constate avec horreur qu’il observe mon poignet, toujours fermement emprisonné par sa ronce, d’où perlent des gouttes de sang. Il fait disparaître sa plante, puis se met à lécher lentement le fluide écarlate qui coule de mes blessures. Je frissonne en sentant sa langue passer avec douceur sur mes plaies, horrifiée et dégoûtée au plus haut point ! Quand il finit de se délecter de mon sang, il se penche à nouveau vers moi. Je lui lance aussitôt un regard empli de haine, de peur et de honte mêlées. Je ne peux même plus contenir mes larmes, qui perlent au coin de mes yeux. Le comte se fige aussitôt. Le désir cruel qui brille dans son regard se mue, à ma plus grande surprise, en culpabilité, mais je le soutiens sans ciller, jusqu’à ce qu’il me relâche enfin, puis se redresse avec lenteur. Je ne peux retenir un soupir de soulagement et commence à aspirer l’air à grandes bouffées pour me débarrasser du sentiment d'oppression qui m’envahit.

  • Je vais en rester là pour ce soir, déclare-t-il d’une voix rauque en se retournant brusquement, mais dès demain, j’espère que vous aurez appris à vous comporter convenablement. . . Parce que je ne serais pas si tolérant.

Il inspire encore profondément, puis quitte la salle en arrachant une bouteille de vin aux mains d’un esclave. Quand enfin, j’entends les portes claquer dans son dos, je me laisse lentement glisser sur le sol. Judith et Laïus sont les premiers à se précipiter vers moi, bientôt imités par tous les serviteurs, qui approchent en tremblant pour s'enquérir de mon état.

  • Madame la comtesse ! s’exclame Judith avec inquiétude. Est-ce que tout va bien ? Oh ! Qu’est-ce que je raconte ? Vous êtes blessée. . .

Ce n’est qu’alors que je me souviens que je n’ai pas soigné une seule de mes blessures depuis mon arrivée dans cet Enfer. Inspirant profondément pour retrouver mon calme, je pose une main sur la cicatrice ornant ma jambe. Je sens à nouveau cette chaleur agréable partir de ma hanche pour se concentrer au niveau de ma blessure. La cicatrice disparaît aussitôt, mais, cachée par ma robe, personne ne s’en rend compte. C’est lorsque je pose ma main sur mon poignet gauche pour répéter l’opération que les regards s’écarquillent en constatant que les petites plaies disparaissent aussitôt.

  • C’est encore plus rapide que la régénération des vampires, commente Laïus. Quoiqu’il en soit, il est grand temps pour vous de regagner votre chambre afin de. . . vous remettre de vos émotions. Judith et les autres servantes vont s’occuper de vous. Pendant ce temps, je vais m’assurer que. . . Monseigneur ne manque de rien. Je reviendrai vers vous tout-à-l’heure pour m’assurer que tout va bien.

Encore sous le choc, je ne parviens qu’à lui adresser un hochement de tête tremblant. L’intendant s’éloigne aussitôt en s’inclinant bien bas, pendant que Judith et une autre domestique m’aident à me relever, puis me soutiennent pendant que j’avance d’un pas tremblant jusqu’à mes appartements.

“Jorenn”, répété-je en boucle dans ma tête, pendant que mes larmes coulent abondamment sur mes joues. “Je dois absolument retrouver Jorenn afin que l’on quitte ce terrible endroit ensemble !”

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