L’évolution des deux chevaliers continue bien au-delà des attentes les plus optimistes. Le jeune homme devient rapidement un combattant remarquable et ses talents de cavaliers s’accentuent de façon fantastique. Parfois même, l’élève parvient à prendre le maître à défaut. Ses coups prennent de l’assurance, ses feintes sont moins prévisibles et sa rapidité est extraordinaire. Sur un cheval, Gorneval rappelle Périnis au souvenir de son père. Ses qualités sont indéniables et très vite après avoir commencé les leçons, le preux n’a plus rien à redire sur la façon qu’a le jeune homme de chevaucher. Son autonomie s’accroît et son assurance va de paire. Sentant que les choses commencent à tourner en sa faveur et que l’adolescent est prêt pour reconquérir Lidan, le premier chevalier s’apprête à lui révéler le lourd secret, si jalousement gardé, de sa naissance.

Le futur Roi devance le preux et pose la question le premier.

“ Tout autour de moi, je ne vois que bonheur et simplicité. Pour tous ces gens, la famille c’est ce qu’il y a de plus important. Ils s’y raccrochent quand les choses tournent mal pour eux, ils y font sans cesse allusion. Mais je viens de réaliser que je n’avais jamais prononcé des mots aussi simples que “ père ” ni même “ mère ”. Vous, qui êtes le régent de ce royaume, connaissez vous ceux que l’on appelle mes “ parents ” ? ”

Périnis, complètement désorienté par la question, perd ses moyens. Son étonnement est plus grand que prévu et son embarras aussi. Sentant que sa gêne est visible sur son visage, il se résout à abandonner, pour le moment, la vérité et tente d’éluder la question en niant de connaître l’existence de ses parents.

Mais Gorneval a perçu l’incalculable incommodité de Périnis. Les mots qui se bousculent dans sa gorge, sont autant de preuves que le preux lui ment ou ne lui dit pas toute la vérité. Le jeune homme, élevé pour ne pas insister dans de pareils cas, préfère s’en aller et laisser son maître à ses remords. Il s’en va rejoindre ses amis, auprès desquels il croit pouvoir trouver un certain réconfort.

– N’aurais-je donc pas de parents ? – se dit-il sur le chemin, en revoyant le visage de Périnis se déformer sous l’intense influence de ses mensonges. – Quel étrange monstre dois-je être pour ne pas avoir de parents et pour ne pas posséder ce que tout le monde appelle un “ cœur ” ? –

Sur le dos d’Orphée, les questions s’accumulent jusqu’à temps qu’il arrive au point de rendez-vous avec ses amis. Tous les trois l’attendent avec un calme qui leur est propre. Tous les trois affichent la même expression de joie dissimulée, qui ressemble à une sorte de sourire forcé. Il descend de cheval et tous les quatre s’en vont dans un lieu un peu à l’écart. C’est un endroit qui se trouve au creux d’une colline, hors de vue des tourelles du château et enclavé entre deux immenses prairies verdoyantes, bien différentes de celles de La Vallée des larmes. C’est à cet endroit précis, que tous les quatre ont l’habitude de se retrouver, inlassablement, pour discuter, s’amuser et retrouver un peu de ce calme qui leur fait parfois si douloureusement défaut. Là bas, ensemble, ils peuvent s’adonner au plaisir d’un repos sans limite et sans contrainte, en jouissant d’une immunité parfaite, eu égard à leur situation reculée. Cet endroit est un peu leur cathédrale à eux, une cathédrale érigée non pas à la gloire d’un dieu omnipotent, mais à celle de leur amitié. Au milieu de cet endroit magnifique, se trouve certainement le plus beau et le plus majestueux des arbres de la vallée. Un arbre aux mesures impressionnantes qui sert d’abri quand il fait chaud et d’appui quand l’air est à la mélancolie. Parfois, les quatre complices escaladent les branches de cet édifice naturel pour surplomber la vallée de leurs joies communes.

La conversation commence, lentement, discrètement, alors que se lève un léger vent. Les quatre intervenants discutent alors sans se voir. Leurs yeux à tous sont fermés et leurs pensées sont ouvertes sur d’autres horizons aussi différents que lointains. Gorneval commence à poser des questions sur les parents des autres et regrette de ne pas connaître ce sentiment, cette impression merveilleuse que ressentent ses amis. Ils lui racontent combien il est réconfortant de posséder quelqu’un à qui parler, à qui confier ses douleurs, ses joies et ses doutes ; Il apprend des choses dont il ne connaissait pas même l’existence. Comment imaginer que l’affection existe quand on ne l’a jamais connue ? se dit-il en proie à une déprime naissante. Ses amis racontent à tour de rôle, l’existence de sentiments qui lui sont étrangers et dont il ressentait le besoin sans savoir l’exprimer. Le fait de ne pas avoir de cœur était l’explication qu’il se donnait pour justifier ses douleurs permanentes, son inlassable insatisfaction. Ce sentiment de vague à l’âme, intarissable blessure qui ne cessait de le ronger, était somme toute assez naturelle, au regard des sentiments que ses amis lui expriment.

“ Pourquoi n’ai-je donc pas de parents alors ? ”

“ Tout le monde à des parents…c’est la nature qui le veut ”

“ Où sont-il alors ? ”

Sa déprime grossissant, elle envahie bientôt l’ensemble de son esprit mortifié. Elle lui fait dire des choses terribles qu’il n’exprime pas toujours à l’oral mais qu’il conserve en lui comme des trésors maléfiques.

“ Je ne serais donc jamais preux … sans parents, je ne puis être anobli et sans être anobli, je ne peux être preux. Je resterais définitivement un chevalier commun, sans relief ni orgueil. ”

“ Tu es le meilleur d’entre nous ! Périnis, en tant que régent saura reconnaître en toi, le vaillant combattant que tu prétends être. Mais pour t’en assurer, j’ai entendu parler d’une joute au château de Lidan, à quelques encablures d’ici seulement. Vas-y faire tes armes, ta notoriété ; à l’insu de ton maître d’arme bien sûr. ”

L’idée de se frotter à d’autres chevaliers en devenir comme lui, excite son imaginaire. Il s’imagine, montant fièrement Orphée, galopant le long de la piste sablonneuse et remportant le trophée du vainqueur. Lui, le chevalier sans parent, sans cœur, saura devenir le meilleur des chevaliers de la contrée. Le château de Lidan, sera le théâtre de ses premiers exploits, Gorneval se le promet à cet instant précis.

“ Viendrez vous me voir combattre ? ”

Emilie, Audret et Wilfried répondent positivement à la question. L’idée de le voir se mesurer aux meilleurs cavaliers de la contrée est certainement un évènement qu’ils ne voudraient pas rater. Pour le jeune Roi, il ne fait pas l’ombre d’un doute que la présence de ses amis sera un allié supplémentaire dans le concours. Leur présence sera comme une motivation de plus pour aller chercher ce dont il rêve depuis si longtemps. Avec eux à ses cotés, il lui semble que rien ne pourra jamais lui arriver de mal. Pour lui, ils sont un peu comme des anges gardiens, des assurances contre l’ennui et les gardiens de son courage.

Tout en poursuivant son entraînement, Gorneval envoie Audret l’engager au concours de joute. Ce dernier, volontaire pour être, le temps de cette compétition, son écuyer de luxe, s’en est allé sans le savoir sur les traces de son futur maître. Dans la prairie de La Vallée des Larmes, pendant ce temps, ce dernier s’entraîne en insistant sur les phases de corps à corps avec Périnis. Sa carrure s’étant alourdie, le jeune garçon est devenu plus impressionnant. Désormais plus fort que son maître d’arme, il prend quasiment toujours le dessus. Son épée encore en bois, devient alors bien plus redoutable que les épées de fer de bon nombre de chevaliers. Pour lui, il est temps de faire un choix. Son premier chevalier le comprend fort bien. Il lui faut une armure digne de ce nom et des armes pour parer son bouclier. Il lui faut des couleurs, un emblème et des hommes à la hauteur de ses ambitions. Mais surtout, il faut que son arme se transforme en cette épée de métal qu’il lui avait promise étant jeune. Alors il deviendra Roi, le Roi qui ira chasser Gwendal de ses terres. Pour l’heure, il se contente d’une modeste armure cabossée et d’une épée d’entraînement. Seul son cheval est digne de ses qualités.

En rentrant au château, Périnis s’avoue enfin que la situation est sur le point d’exploser. Gorneval est soucieux et ne comprend rien à tout ce qui l’entoure. Il s’adapte pourtant remarquablement. Il pourrait se trouver à cent milles lieux d’ici, qu’il saurait quand même trouver de quoi satisfaire sa curiosité et son intelligence grandissante.

Audret de retour de Lidan, s’empresse d’informer son ami de ses pérégrinations à la citadelle.

“ Nous sommes engagés à la joute pour après-demain matin. Le concours durera toute la journée pour le meilleur. Il faut avouer ton départ pour Lidan ! ”

“ Ce serait trop dangereux. Je ne peux pas me le permettre. ” Répond Gorneval visiblement perturbé par des soucis de taille, puis il ajoute :

“ Il me faut une épée et une armure. ”

“ Je te donnerais mon épée. Mais tu ne trouveras pas d’armure d’ici la joute. Prends donc celle de tes entraînements. ”

Sur ces quelques mots chuchotés, les deux amis se séparent à la lueur d’une bougie et chacun retrouve sa chambre.

Le lendemain, Gorneval annonce à son maître d’arme, son désir de prendre du repos. Il lui demande si humblement de lui accorder cette journée, que ce dernier ressent un grand malaise. Un Roi ne devrait pas se comporter de la sorte. Mais il est encore trop tôt pour lui avouer le secret qui empoisonne ses jours. Ne pouvant rien refuser au dauphin, il accepte cependant avec une indicible souffrance dans le regard.

Le lendemain, à l’aube, deux chevaux sont préparés. Le ciel a revêtu cette incroyable couleur anthracite qu’il revêt si souvent au-dessus de la vallée. Une très légère brise s’est levée tout autour du château, l’enlaçant de ses voiles invisibles et caressants. Un calme pur et implacable s’est emparé des remparts sombres du château. Gorneval, vêtu d’une longue cape sombre, tire les chevaux en dehors de leurs abris. Le visage invariablement cloué au sol, il traîne sa longue silhouette dépenaillée le long des couloirs humides de la petite forteresse. Son armure cabossée sur le dos, un heaume de fortune sous le bras, l’épée d’entraînement d’Audret à la main, il sort Orphée et le cheval de son écuyer d’un jour. L’ambiance est étrange. Le sifflement continu du vent pris au piège des arbres et des replis du château, ressemble à un ineffable chant baroque, tout droit tombé du ciel. Il pèse sur les pierres du château, comme une onde incontrôlable et dévastatrice, annonçant un événement terrible. La lourde influence d’une hérédité inconnue, y pèse également. L’ombre de Dinas se profile aux cotés de son fils. Elle l’entoure, l’enserre et l’imprègne. Une force subite gonfle l’âme du jeune chevalier qui s’empresse de quitter les lieux. Une fois à l’extérieur, Audret s’empare des rennes de son destrier et tous les deux enfourchent leur monture. Ils se lancent au galop, s’enfonçant rapidement dans les replis ombrageux et ternes d’une brume naissante. Leur deux corps se fondent dans l’immensité cotonneuse d’une matinée peu ordinaire.