III

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Le soleil se lève sur une nouvelle journée. Gorneval n’a eu de cesse de penser à Cassandre durant toute la durée de la nuit. Son sommeil fut léger, si léger qu’il n’a pas l’impression de s’être reposé. Sur ses nerfs pèse encore la lourde chape de fatigue qui s’est accumulée depuis les cinq derniers jours. Au moment où le soleil pénètre pour la première fois dans la chambre du Roi, les yeux de ce dernier sont encore clos. Il tente de percevoir au travers de ses paupières l’espoir qui lui manque pour avoir envie de continuer de vivre. Il ressent la disparition de la princesse comme une trahison, une trahison à son amour et à sa confiance. Sa respiration est longue et silencieuse. L’éternel chevalier servant de la princesse au visage d’ange sent couler dans ses veines une froide colère et une profonde envie de tout oublier. Mais il sait qu’il suffirait qu’elle revienne, un sourire aux lèvres, pour que tous ces efforts s’envolent en fumée et que disparaisse sa fureur. Alors, comme toutes les issues semblent interdites, il s’enfonce dans un doute extrême et douloureux ; un état proche d’une absolue résignation, un puits sans fond et noir dans lequel il s’abîme à une vitesse vertigineuse.

L’idée d’aller quérir auprès d’Oriane, les nouvelles tant attendues de la princesse, est la seule motivation qu’il trouve pour se décider à quitter sa chambre. Son pas est lourd. Son œil est vide et son cœur paraît ne plus battre sous sa cuirasse de métal. C’est ainsi, qu’après avoir retrouvé Audret, les deux hommes galopent de concert pour rejoindre la forteresse de Lidan et ses secrets.

Les deux cavaliers sont accompagnés par la pluie. Le ciel est gris et le tonnerre gronde. De nombreux nuages obscurcissent l’horizon et des éclairs monumentaux jaillissent de leurs entrailles ; ils frappent les collines avec la douce violence d’un silence en sursis. Au milieu de ce fracas inquiétant, déchirant les cieux et déchaînant les éléments, les deux compagnons continuent imperturbablement leur intrépide chevauchée. Ils transpercent les murs d’eau qui se dressent face à eux, bondissent hors des ornières que la pluie dessine sur les sentiers de terre et s’arrachent glorieusement des griffes de la nuit en dispersant les fantômes ahuris de leurs peurs les plus intimes. Gorneval, tel un chevalier des ténèbres, traverse la vallée dans une livrée noire que la grisaille et la pluie, s’accordent à lui prêter le temps de la traversée. Sa longue cape imprégnée d’eau, flotte derrière lui en faisant glisser ses lambeaux déchirés comme autant de mains décharnées, le long des ondes maléfiques d’une atmosphère inquiétante. Il abat la distance qui le sépare de Lidan avec la violence et la vitesse de l’éclair ; se mêlant habilement aux éléments pour leur subtiliser leurs dons, il perfore le cœur des ténèbres et bondit avec une prestance sublime, hors de leurs entrailles putrides.

Audret, éreinté parvient tout juste à suivre le rythme infernal. Dans la tête du Roi, ne subsiste plus que l’image de Cassandre et celle de Lidan. Tout autour de lui, les méandres nébuleux du monde extérieur, n’existent plus. Le démon en personne ne saurait stopper sa course tant sa détermination est impressionnante. Alors, lorsque la silhouette massive de la forteresse se dessine au-dessus des voiles de brume, le jeune Roi devient à nouveau le prince Ogrin et son armure d’ombre se transforme en manteau de larmes, à l’image de son chagrin.

Oriane seule, peut encore lui rendre le sourire magnifique qui faisait parti de lui, parti de son bonheur d’antan. L’époque est révolue et il ne parvient plus à se souvenir de ce qu’il était avant de tomber amoureux. Comme si ce Gorneval là, était mort, terrassé par l’amour et le bonheur. Saurait-il pourtant le faire revenir d’entre les ombres, pour pouvoir s’en imprégner à nouveau si seulement la Belle ne revenait pas ?

Pour l’heure, les deux hommes s’approchent rapidement du château. Ils distinguent bientôt avec précision les murailles de la forteresse et peuvent ralentir. Les montures, exténuées freinent leur course avec un empressement peu coutumier. Au pas, les chevaliers détrempés parviennent à pénétrer dans l’enceinte fortifiée. Ogrin demande à rencontrer Oriane et le connétable de la maison s’en va la quérir d’un pas sûr. Sous la pluie battante, les cavaliers attendent patiemment de voir se profiler la silhouette de la jeune femme pour pouvoir se mettre à l’abri.

La jeune servante ne tarde pas et les invite à la suivre. L’atmosphère, déjà lourde, se transforme en une sorte d’angoisse épaisse et nauséeuse qui glace les sangs de Gorneval. Le regard de la servante est fuyant et son visage est livide.

“ N’avez-vous donc aucune nouvelle de la princesse ? ” lance t-il en brisant un silence de plus en plus étouffant.

Elle ne répond rien et se contente de baisser le regard. Ses regrets semblent sincères et il en va de même en ce qui concerne son ignorance des faits. Le jeune homme, malgré les apparences, tente d’aller plus avant dans ses recherches. Il ne peut se contenter du silence. Son amour va bien au-delà de toutes les limites qu’il connait et c’est lui qui lui dicte ses choix, ses pensées et même ses envies. C’est aussi lui qui lui fait franchir des paliers dans la construction de son être. En grimpant le long de l’échelle de la vie, aidé en cela par un amour malheureux, il s’aperçoit de ses capacités, de ses limites et de ses véritables envies. Apprendre où se trouve celle qu’il aime fait parti des choses qui le tiennent à cœur. Il se permet alors d’insister, en vain. La servante ne lui donnera aucune information vraiment importante.

“ Revenez dans quelques jours, j’aurais certainement de ses nouvelles. Elle m’a promis de faire parvenir à Lidan des nouvelles de son périple. ”

“ Vous l’a t-elle dit de vive voix ? ”

“ Non, elle me l’a écrit dans la lettre qu’elle a laissée avant de partir. ”

“ Montrez-moi cette lettre ”

“ C’est impossible…je l’ai brûlée ”

Gorneval perd ses moyens. Il plonge son visage entre ses mains jointes et ferme les yeux de rage. Il serre les dents aussi fort qu’il peut et tente de retrouver les traits de Cassandre dans l’abîme de ses paupières. Il sent sur son épaule, la chaleur réconfortante de la main d’Audret.

“ Il est temps de partir ! ”

Oriane ne peut que regarder le prince avec cette indicible chaleur féminine qu’Eléonore savait lui transmettre. – Sans doute, la chaleur d’une mère ressemble t-elle à cela – se dit-il en tentant de s’imaginer ce que peut-être la chaleur maternelle. En plongeant dans ses pensées, il ressent depuis le fin fond de son être, une onde tiède se propager en lui. Comme une vague bienfaisante d’affection, elle déferle en lui et le rappelle à sa mère qu’il n’a pourtant pas connue. Sa sagesse, son calme et sa distance, le font se sentir mieux. Il plonge à nouveau les yeux dans ceux d’Oriane et comprend qu’il faut partir. Il tourne le dos et entraîne dans son sillage, son fidèle et dévoué Audret.

Arrivé au château de la Vallée des Larmes, l’amoureux malheureux n’a plus qu’une seule envie : celle de retourner à Lidan pour savoir si les nouvelles de Cassandre sont arrivées. Pressé que le temps se passe, il subit des assauts terribles d’angoisse et redouble d’efforts pour ne pas sombrer dans l’avilissante déprime qui le guète. Le temps passe sans qu’il s’en aperçoive ; les battements de son cœur, qui rythment son attente et qui s’évaporent sans qu’il pense à sa princesse, sont vains et inutiles ; tant et si bien que le fait de rester immobile à attendre, devient bientôt insupportable.

Il décide son meilleur ami à le suivre et tous les deux s’en vont dès le lendemain. Leur traversée, toujours aussi rapide, dénote une sorte d’espoir camouflée sous les apparences d’une froide désillusion. Mais dans le cœur du Roi brûle encore la faible espérance d’avoir des nouvelles de sa Belle, de l’entendre parler ou de la revoir dans un proche avenir. Arrivés à la forteresse, la réponse d’Oriane est encore la même, cette même réponse qu’elle n’ose bientôt plus donner. Chaque jour que la vie lui accorde, ce dernier se rend à Lidan, seul ou accompagné. Sa venue devient une sorte de rituel dans la vie monotone de l’ancienne servante. Elle doit chaque jour, faire l’effort de trouver de nouvelles idées pour ne pas accabler le Roi de désespoir. Elle s’efforce, malgré la douleur toujours aussi saisissante, de sourire malgré tout, de lui donner, la gratitude de sa chaleur et de son affection. Mais il ne la voit pas ; c’est comme s’il voyait, au travers d’elle, dans le labyrinthe de ses pensées, celles de Cassandre, auxquelles il ne comprend désespérément rien. Oriane se perd dans d’inutiles gesticulations et perd bientôt la force qui la motivait à croire pour deux. Elle perd la profonde conviction qu’elle s’était forgée pour répondre aux yeux d’Ogrin et laisse ainsi le jeune homme démuni face à la réalité, froide, éloquente, presque trop évidente pour être acceptable : la jeune héritière du trône ne donnera plus signe de vie, sa servante le sait. Mais devant le regard implorant du jeune garçon, elle ne saurait se résoudre à lui avouer cette vérité. Alors elle préfère le silence à la chaleur de ses modestes caresses.

Gorneval sent se modifier en elle les quelques attentions qu’elle s’évertuait à lui faire ressentir. Ce revirement spontané le laisse dans l’incompréhension ; qui devient rapidement crainte puis méfiance. Il sent que la servante lui cache quelque chose tout en sachant bien de quoi il retourne. Il n’a cependant pas la force de lui demander de lui confirmer ses doutes. Alors pour palier à son désarroi, il tente de se forcer à ne plus y croire, à ne plus s’accrocher à cet ultime espoir, pour essayer de continuer à vivre normalement. Mais au fond de lui, tel un démon infâme qui le pousse à continuer ses recherches, il entend les voix d’une raison qui n’est plus celle de la logique, qui l’appellent et le forcent à croire à la parole de la princesse. Sous des devants faussement désintéressés, le Roi espère encore. Chaque jour en se levant il pense au visage d’Oriane lorsqu’elle lui tendra le petit mot qu’elle lui a adressé ; chaque jour, en arrivant à Lidan, un faible mais destructeur espoir persiste en lui et la douleur va croissante jusqu’à en devenir insupportable. Il s’agit d’une douleur perfide, insidieuse et sournoise, qui le ronge depuis le plus profond de son être et le rend fou d’une ignorance et d’une sensation de solitude ignominieuse. Il ne sait que trop, qu’il est plus seul que jamais face à son destin, face à sa vie. L’amitié de ses amis pourrait subroger à son désespoir, si tant est qu’il ait la sensation qu’elle existe encore. Mais il n’est plus sûr de rien. Si Cassandre a trahi sa parole, pourquoi pas ceux en qui il vouait une confiance sans borne ?

Bien loin des préoccupations du pauvre garçon, malade d’un amour éperdu pour une princesse qui n’entend rien aux cris inhumains de son cœur aux aboies, Gwendal s’aperçoit très vite des allers et venues du Roi légitime. Il reconnaît très vite dans les traits de Gorneval, ceux du prince Ogrin. Ce dernier, noyé dans le noir implacable de son désarroi, ne s’aperçoit en rien des regards volés du maître des lieux. Ce dernier, curieux de savoir pourquoi Ogrin et Audret passent leur temps à Lidan, se cache sous une arche de pierre sous laquelle les deux hommes sont obligés de passer. A cet instant, entendant parler le prince de sa Belle adorée, le père de celle-ci sent bondir son cœur sous sa poitrine.

“ Pourquoi n’ai-je de cesse de penser à elle ? Est-il possible qu’elle soit partie par ma faute ? ”

En quelques mètres Gorneval pose une dizaine de questions sans attendre de réponses. Gwendal, comprend alors que sa fille chérie est partie sans laisser de trace par la faute de ce chevalier errant au cœur en peine. De l’admiration à la haine meurtrière, le sentiment bascule instantanément. Le guerrier rejoint rapidement ses appartements et laisse filer les deux hommes.

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