Le Jour J
Les deux hommes de ma vie avaient pris leur douche à la Betadine.
Ils étaient fin prêts et moi, j'étais perdue entre eux. Le cœur serré entre le leur, j'espérais qu'ils reviennent de la mort sains et saufs.
L'opération durait plusieurs heures qui annonçaient de longs moments d'angoisse.
Assise dans la chambre, je me remémorais le premier jour où nous avions rencontré le beau Vladimir Volkov. Un petit orphelin qui atterrissait chez les voisins du bout de la rue. On savait que ces gens étaient méchants et je me demandais bien, comment les services sociaux n'avaient pas encore vu qui ils étaient. Il avait alors dix ans, il lui manquait des dents et il était mystérieux. Mon frère s'en méfiait mais moi, je l'avais tout de suite aimé. Dès qu'il pouvait s'échapper de son enfer, il le faisait. Il venait toquer chez nous, et moi, toute heureuse de voir cet édenté, je me précipitai à la porte pour lui ouvrir la porte, mes bras, mon cœur.
Il ne parlait jamais de ce qu'il vivait. Il souriait simplement. Un jour, quand nous étions adolescents, Sam était parti se baigner dans la rivière. Vlad, assis en face moi, m'intriguait. Je ne pouvais pas m'empêcher de lui poser des questions sur son passé, sur son présent. Je voulais savoir à quoi correspondaient toutes ses cicatrices. Le pauvre était meurtri et moi, je voulais panser ses blessures, ses jambes, ses bras, son cœur. Mais lui, il s'allongeait et regardait le ciel. Il me disait de regarder les nuages et de m'imaginer une histoire. Il voulait que je lui en raconte tout le temps.
- Tu as lu le livre : en attendant Bojangles ? le questionnai-je.
- Euh... non, fit-il en détournant les yeux. Raconte-moi, Jenny !
- Je te le prêterai. Il est fantastique.
- Ah... Mais, moi j'aime entendre ta voix...
- Vlad ? Tu ne sais pas lire c'est ça ?
Pris de honte, il se leva et se détourna de moi, de nous...
Soudain, la voix de mon frère déchira l'espace. Vlad n'avait pas hésité une seconde, il s'était déshabillé et avait sauté à l'eau. Je scrutais l'horizon, j'avais peur. J'attendais... Je le vis prendre une grande inspiration. Pourtant, si je me souviens bien, il toussait beaucoup déjà...
- Mme Perez ?
- Oui ? Ils sont entrés au bloc, ça y est ?
- Oui, je venais vous le dire comme promis. Ils sont entre de bonnes mains, ne vous en faites pas trop.
- Oui, merci... Je vais essayer.
- Je retourne en salle des infirmières, je vous tiens au courant s'il y a quoi que ce soit.
- Okay, vous êtes un cœur, merci.
Puis, elle ferma la porte sur moi, et mon sac à histoires.
Je replongeais dans ce jour où il avait risqué sa vie pour celle de Sam. Il m'avait ramené mon frère et il n'avait pas regardé sa condition.
Une fois Sam sorti d'affaire, je regardais Vlad. Je le dévisageais, le dévorais. Pour la première fois, je voyais son corps, son torse nu, son dos balafré. Il paraisait recousu de partout. Mais qui était-il ? D'où venait-il ? Je m'approchais de lui, je voulais le toucher, le caresser, l'embrasser. Une violente toux éclata entre nous trois et les secours appelés pour mon frère l'emmenèrent loin de moi, de nous...
La sentence était tombée : fibrose pulmonaire.
Complètement mal en point, il était resté hospitalisé. J'étais allée le voir tous les jours, en souriant. Je pleurais en partant. Pas de parents, pas d'amis, une vie qui se résumait à mon frère et moi. Sam était venu le remercier et cet épisode avait scellé leur amitié.
Mes parents, reconnaissants, l'avaient vite intégré à la famille. Il était venu s'installer chez nous rapidement. Tout n'était qu'une affaire de paperasse selon eux. Il était tellement pudique. Il disait sans arrêt merci : merci de m'accueillir, merci pour le repas, merci pour les vêtements, merci d'être présents. Et quand je lui ai appris à lire, il devait avoir seize ans, il me remerciait pour les lettres et les mots, même quand ce n'était pas moi qui les écrivais. On était toujours démunis face à lui. Ses yeux s'émerveillaient pour un rien. Il aimait sans compter et moi, je le regardais. Quand il croisait mes yeux, il regardait ses pieds, ses mains, le ciel. Je riais tout le temps. Il devait penser ne pas y avoir droit. Il pensait que ce n'était pas pour lui et puis de toute manière, il allait mourir...
Ma grand-mère est morte avant lui et il était là. Il me tenait la main sans me regarder. Il ravalait ses larmes en souriant. Quelques semaines plus tard, mon grand-père, mort de chagrin, était parti la rejoindre et lui, il était là. Il me tenait par la main sans me regarder. Et moi, je pleurais. Le jour de la mise en terre, nos amis nous ont salués, nous ont réconfortés. Tout le monde est parti sauf moi, je voulais encore rester un peu. Mes parents et mon frère étaient rentrés depuis quelques temps. Et lui, il était là. Il me tenait la main sans me regarder. Il ravalait ses larmes pendant quelles coulaient sur mon visage. Soudain, pris d'un sanglot qu'il ne pouvait plus retenir, il tomba a genou et se mit à pousser un cri déchirant le calme environnant.
- Mama, Tata, kocham cie. ( maman, papa, je vous aime )
Je ne comprenais rien à ce qu'il disait mais je ressentais chacun de ses mots. Je m'agenouillai à ses côtés et je lui pris la main sans le regarder. Je ravalais mes larmes et lui, il pleurait pour nous. Une fois la peine sortie, il entrelaça nos doigts et me regarda dans les yeux, dans mon cœur, dans mon âme. Et il m'embrassa avec toute la tendresse de la terre. Ce jour scella notre amour. Le véritable, l'unique, l'intemporel. Il s'autorisait à y avoir droit, il pensait que c'était pour lui et pourtant il savait qu'il allait mourir...
Il fallait que je prenne l'air. J'attrapai mon sac à histoire et sortis en claquant la porte de la chambre 19.
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