Un autre comme moi, comme nous...
Je mis quelques pièces dans la machine à café. Enfin du moins, j'essayais. Je n'y voyais rien, mon nez coulait bien plus que mes yeux et je confondais les pièces. Mon sac tombait et mon manteau m'encombrait. Je reniflais comme une enfant mal élevée quand une voix grave me fit perdre mes moyens.
- Vous voulez un peu d'aide ?
Je me retournai vivement. J'avais oublié où j'étais. Les gens faisaient la queue pour prendre un café et moi, je m'éternisais devant sans arriver à mettre une foutue pièce dans le ventre de cette machine.
- Je euh... balbutiai-je.
- Laissez-moi faire. Vous voulez boire quoi ?
- Café noisette, répondis-je comme une automate.
- Voilà, me sourit-il.
- Merci. Et vous, vous buvez quoi ?
- Un café noisette, bien-sûr.
- Gardez ma monnaie, je vous invite.
Nous nous sourîmes puis nous allâmes nous asseoir sur un banc. Instinctivement, nous eûmes le même geste. L'odeur des vapeurs dans les narines, nous soufflâmes en même temps.
- C'est long, hein ? fis-je.
- Trop long, en effet.
- Vous êtes là pour quoi ?
- Mon fils reçoit une greffe de moëlle, fit-il en détournant le regard. Et vous ?
- Mon frère donne un poumon à l'homme que j'aime.
- Ah... se redressa-t-il. Ça va ?
- Non... Je... sanglotai-je.
- Vous avez mangé quoi hier midi ? me surprit-il.
- Une pizza quatre fromage pourquoi ?
- C'était comment ?
Et voilà qu'en deux minutes je racontais à cet étranger comment nous avions ri autour de cette pizza. Pas d'angoisse, pas de panique, juste nous trois et une super pizza extra large. Je buvais quelques gorgées et je lui racontais la fois où Vlad avait sauté en parachute. Toutes les commandes au nom de Mr Morel que nous avions passées. Toutes les glaces et les quiches surgelées que j'avais dû manger. Je lui racontais le velours de sa voix, l'amour dans ses yeux, l'amitié qui était scellée entre mon frère et lui. Le jour où il lui avait sauvé la vie. Celui où il avait appris à lire. La maladie, la demande en mariage. Le challenge lancé par mon frère, son frère... Tout se mélangeait, je ne racontais rien dans l'ordre. Alors à chaque épisode de sa vie, de notre vie, je disais toujours : "Ah ! mais avant ça..." et l'étranger souriait. Il me posait toujours plus de questions. Il voulait tout savoir et moi, pendant ce temps, je riais en me rappelant les quatre cents coups que nous avions fait. La bande des trois, comme nous appelait ma mère, était géniale.
- Mais elle l'est toujours, dit-il.
- Oui, dis-je en soufflant sur un énième café, elle l'est toujours. Et votre fils alors ?
- Mon fils a cinq ans.
- Ah, mais il est tout petit !
- Oui, vous savez, j'ai bientôt trente-deux ans. Cet enfant fait mon bonheur.
- Vlad et moi ne pourrons jamais en avoir. On adoptera sûrement. Et votre femme alors ? C'est peut-être indiscret de ma part. Je ne veux pas vous embarrasser. C'est juste que ...
- Non, ça va, dit-il en balayant d'un geste de la main mes craintes. Je l'ai perdue, il y a de ça quelques années. Cancer.
Il se pencha en avant et appuya ses coudes sur ses jambres.
- Ah merde ! m'exprimai-je trop vite. Mince, je veux dire. Mais quelle merde la maladie, bordel !
Il me regarda en souriant. Ses yeux étaient remplis de peine et je ne pus retenir mes larmes. Puis tout d'un coup, je me mis à le regarder vraiment. Son visage me semblait familier. Ses yeux perçants me percutaient. Je ne comprenais pas mon ressenti et poussai un peu la conversation.
- Vous venez d'où ?
- De Pologne.
- Comment s'appelle votre fils ?
- Vladimir.
- Comme Vladou. Il est polonais lui aussi.
- Beaucoup de polonais s'appellent Vladimir, rit-il.
Il remonta ses manches et je vis les cicatrices sur ces bras. Je les reconnus immédiatement. Prise d'un haut le cœur, je me relevai précipitament en renversant mon café.
- Mme Perez ?
Mon nom retentit dans le hall de l'hôpital comme une bonne nouvelle. L'infirmière accourait vers moi, le sourire aux lèvres.
- Il est sorti ?
- Oui, tout s'est bien passé. Il est en salle de réveil depuis quelques heures. Il va bien !
- Ouf ! Merci ! l'embrassai-je. C'est formidable. Il va bien ! Vous entendez ça ?
L'étranger se leva et je le pris dans mes bras. Il me serra fort et ma joie instantanée se changea en peine. Je l'étreignis à mon tour et nous nous dévisageâmes. Il ne pleurait pas et moi je pleurais pour lui. Mais qui était ce type ?
- Monsieur Volkov, fit l'infirmière en posant sa main sur son avant bras, prenez votre temps.
- Monsieur Volkov ? répétai-je dans un murmure.
Tout s'illumina en moi.
- Vous voulez bien m'accompagner ? l'invitai-je.
Il me fit un oui de la tête et me suivit. Je n'arrêtai pas de le regarder avec insistance. Autant de coïncidences étaient impossibles. C'était forcément lui.
Devant la porte de la chambre, j'étais pleine d'appréhension. La main sur la poignée, je tremblais.
Et si je me trompais ?
Impossible.
J'ouvris la porte sur un Vlad ensuqué, drainé et intubé. Il ne pouvait pas parler.
J'accourus à son chevet. Laissant dans l'entrée l'étranger.
- Vlad ! Comment tu vas ? Je ... J'ai trouvé quelqu'un en bas. Ne dis rien.
Je me retournai et lui tendis la main pour qu'il approche.
- Vladimir ? Mój brat ? (mon frère)
Il vint près du lit et s'agenouilla en pleurant ce frère perdu. Ce pauvre homme sanglotait de tout son corps. Il se mit à crier sa peine sans pouvoir s'arrêter. Il serrait la main de Vlad qui lui, pleurait en silence. Je m'approchais doucement d'eux puis vins dire à Vlad :
- Il a un fils, Vladou.
- Jenny, je...
Dimitry se releva à la mention de cet être. Il mit fin brutalement à nos échanges et se rembrunit. Il me regarda, plein de désespoir et sortit en embrassant son frère.
Je le suivis sans trop comprendre. Dans le couloir, il se retourna et me regarda silencieusement. Ces larmes ne coulaient plus. Elles vinrent rouler sur mes joues et je fis non de la tête.
- Si, Jenny, dit-il sans me regarder. Il est mort juste avant que je ne vienne te trouver devant la machine à café. Je ne pouvais plus le regarder et je suis sorti. Je dois lui dire adieu. Tu veux m'accompagner ?
En silence, il me mena le voir. En silence, je me tenais près de lui quand il le souleva pour embrasser sa peau froide. Je ne pleurais même pas, je regardais ses larmes couler sur les joues de son fils parti trop tôt. Je ne fis aucune remarque. En silence, j'écoutais son urgente peine, celle qui déchire le cœur, celle qui fait voler en éclat tout le reste. Il le reposa en silence et en silence il referma la porte.
Tout d'un coup tout s'écroula sous mes pieds. Il manquait quelqu'un à l'équation. Je me retournai et partis en courant. Je montais les escaliers quatre à quatre. Il fallait qu'on me dise, que je sache. Une partie de moi ne pouvait plus respirer. Je m'étouffais, l'air me manquait. Je déboulai dans la salle des infirmières, haletante, paniquée, angoissée.
- Où est mon frère ?
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